La publication des « Récits de la Kolyma » de Varlam Chalamov (1907-1982) par les Editions Maspero au début des années 80, donc quelques années après la « révélation » de « l’Archipel du Goulag »de Soljenitsyne, a apporté un nouvel éclairage sur la sinistre réalité du système concentrationnaire soviétique.
Contrairement à l’œuvre de Soljenitsyne, il ne s’agissait pas d’une vaste fresque des innombrables lieux de relégation et de souffrances qui constituaient le Goulag à travers toute la Russie. Ni de la description du sort des multiples personnages dont Soljenitsyne, au prix d’un travail colossal de recueil de témoignages, a tenu à rappeler le sort tragique. Au contraire, l’œuvre de Chalamov est concentrée sur une région devenue à elle seule un immense camp de travail par la volonté de Staline, la plus éloignée, la plus froide, la plus terrible par les conditions de travail (il s’agit de mines d’or et de métaux précieux) : la Kolyma, du nom de la rivière qui la traverse. Et Chalamov ne fait pas œuvre de romancier ou de « sociologue » des camps en mettant en scène une multitude de témoins : il écrit de courts récits, mais aussi des poèmes et préfère souvent inventer des noms, voire créer des personnages fictifs.
À vrai dire, en découvrant les « Récits de la Kolyma », après avoir pris connaissance de l’œuvre immense de Soljenitsyne, nous avons été bouleversés par le pessimisme et la noirceur des textes de Chalamov, mais nous n’avions pas vraiment mesuré l’importance de ce très grand écrivain.
C’est le grand mérite de l’ouvrage de Luba Jurgenson, « Le semeur d’yeux-Sentiers de Varlam Chalamov » de nous faire redécouvrir cet auteur, et mieux comprendre son apport à la littérature concentrationnaire, et même à la littérature universelle. Luba Jurgenson, née en 1958 à Moscou, émigrée en France en 1975, agrégée de russe et docteure en littérature slave, s’est particulièrement attachée à nous faire connaître la « littérature concentrationnaire » des camps soviétiques. Ce qui est d’autant plus remarquable que les historiens, les derniers témoins survivants et les militants démocrates se heurtent à la fermeture et à la répression croissantes du régime dictatorial de Vladimir Poutine. C’est donc par la littérature que nous comprenons le mieux ce qui s’est réellement passé.
Le livre de Luba Jurgenson n’est ni une biographie de Varlam Chalamov, ni un recueil de textes, ni une critique littéraire, c’est un peu de tout cela. C’est une investigation approfondie, qui rebondit de thème en thème au fil des pages, souvent avec beaucoup de complexités, de nuances, voire de contradictions. Nous sommes guidés sur des « sentiers tortueux » à emprunter pour comprendre Chalamov. C’est pourquoi je ne vous en présenterai pas une synthèse, je vais juste en extraire quelques thèmes.
Chalamov et Soljenitsyne. J’y reviens, car Luba Jurgenson nous confirme qu’ils se sont bien connus et ont envisagé un projet commun d’œuvre littéraire sur le Goulag. Chalamov, de dix ans plus âgé que Soljenitsyne, voulait dès sa jeunesse devenir écrivain. Il fréquentait les mouvements d’avant-garde « futuristes » des années 20, qui ont été progressivement réprimés et liquidés par Staline. Après une première condamnation en camp de travail de 1929 à 1932, il a été envoyé à la Kolyma de 1937 à 1954. Puis, comme Soljenitsyne, il a fréquenté les milieux littéraires moscovites de la période du « dégel » des années 60/70 et pu faire publier quelques textes. Il est décédé en Union Soviétique en 1982 sans avoir vu la publication dans son pays, à la fin de la Perestroika, des « Récits de la Kolyma ». Soljenitsyne a proposé à Chalamov d’écrire avec lui une grande œuvre commune. Ils en ont parlé toute une journée dans un parc de Moscou. Mais Chalamov n’avait pas du tout les mêmes conceptions littéraires, car il récusait les récits longs ou les romans pour privilégier les poèmes, ou les textes courts. Ajoutons qu’il n’avait pas la même vision du monde. Chalamov a une perception profondément pessimiste, obsédée par l’entreprise d’anéantissement de l’humain qu’il a connue, et que ne sauve aucune perspective religieuse.
Les poèmes de Chalamov. Voici deux des textes les plus beaux et les plus bouleversants, remarquablement bien traduits :
« Il réchauffe ses doigts engourdis, / Recourbés par le gel, par l’hiver/En soufflant sur sa paume raidie, / Et le pas du crayon s’accélère.
Mannequin chancelant, avançant/Sur ses jambes de bois, il descend, /Dans la neige, une sente oubliée/ Vers la rive de blanc habillée. »
Et aussi, sur le destin de l’écrivain, « L’outil » ;
« Notre outil rudimentaire/Est facile à prendre en main :/ Un crayon à mine légère, /Du papier, un rouble la main. / Cela suffit pour construire/ Un château très aérien/ Dans les nues, Cela va sans dire, /Au-dessus d’une vie de rien. / Cela suffit à Dante pour faire/Le portail par où aller/ De la bouche de l’enfer/ Vers son fond, le lac gelé. »
Le pessimisme de Chalamov
Contrairement à Soljenitsyne, qui voit dans le camp la source d’un éveil moral et qui a milité toute sa vie pour la résurrection de la nation russe, Chalamov voit dans le système des camps une réponse brutale à la recherche esthétique de l’écrivain. Pour lui, la détention crée une césure définitive : toute la culture d’avant « Hiroshima, les chambres à gaz d’Auschwitz, les camps de concentration, la guerre, » devient caduque. « L’homme s’est révélé bien plus mauvais que ne le pensaient les humanistes russes des 19 ème et 20 ème siècles. Et pas seulement russes, pourquoi se le cacher ? C’est précisément de cela que parlent les Récits de la Kolyma ». C’est pourquoi, comme l’analyse Luba Jurgenson, « La littérature, si elle veut survivre à l’expérience des camps, doit révéler sa propre ruine. La prose du futur, c’est un paysage de décombres, non pas une ruine romantique campée sur fond de couchant, mais la grande déchetterie de la culture ».
Chalamov est un opposant radical, au sens qu’il « déracine » non seulement la propagande soviétique sur « l’homme nouveau » mais plus largement les conceptions traditionnelles, humanistes, naïves, on les appellera comme on voudra, de la condition humaine. Ce n’est pas sans raison que Luba Jurgenson rapproche ce positionnement de celui de Julius Margolin, autre victime et grand témoin littéraire et philosophique du Goulag, dont le livre « Voyage au pays des Zékas » avait eu trop peu d’écho juste après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Plus peut-être que Soljenitsyne, qui est obsédé par la renaissance de la nation russe, de sa pensée, de sa culture, Chalamov nous transmet un message universel, qui vaut pour tous les hommes et tous les pays. Message d’autant plus poignant que la seule résistance à ce champ de ruines (il n’est même pas question d’espoir) réside malgré tout dans la littérature.
Un message malheureusement plus actuel que jamais.
C’est maintenant qu’il faut lire Chalamov, alors même que la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine nous replonge dans la tragédie et obscurcit violemment notre avenir. C’est ce que nous dit Luba Jurgenson en présentant son livre au titre magnifique (c’est Chalamov qui sème des yeux pour nous aider à voir) : « Quand on lit Chalamov, on a l’impression de plonger à la fois dans le passé et le présent, mais il nous rend vigilant et conscient, et nous donne des outils pour déconstruire les discours officiels sur les camps comme sur le Goulag : le lire attentivement nous préserve de la propagande ».
A signaler la parution simultanée, aux mêmes Editions Verdier, de « Souvenirs de la Kolyma », un recueil de textes de Chalamov (à ne pas confondre avec les « Récits de la Kolyma »).
Lucien