Dans notre monde menacé par la folie, dans une époque où plus que jamais les questions d’identité se retrouvent au cœur de nos préoccupations, dans le moment posttraumatique que nous traversons actuellement (nous ne sommes qu’à peine sortis de la crise sanitaire), je trouve qu’il est judicieux de mettre en scène Pirandello.
Cet écrivain, Prix Nobel en 1934, « pour son renouvellement hardi et ingénieux de l'art du drame et de la scène » a toujours été hanté par la folie, celle de sa femme, survenue alors qu’elle était encore très jeune (juste après la naissance de son troisième enfant), folie qu’il a étroitement côtoyée puisqu’il a refusé de la faire interner pendant 17 ans. Sicilien fortuné, mais ruiné par un éboulement de la mine de soufre que sa famille exploitait, et dans laquelle avaient été investies toutes les économies familiales, il s’est engouffré dans le travail, y consacrant toutes ses forces, aussi bien dans l’enseignement que dans la production d’œuvres pour le théâtre. Par ailleurs, c’est vrai, il a d’abord adhéré au parti fasciste, mais il n’a pas été le seul à se laisser séduire par les premières sirènes de Mussolini (qui lui avait promis un théâtre), et il n’a pas été le seul à ouvrir les yeux sur une profonde désillusion. Je pense notamment à Maria Montessori dont personne aujourd’hui ne pourrait assimiler le travail aux thèses fascistes. Et bien d’autres.
En 1929, date de parution de la pièce « Comme tu me veux », Pirandello est déjà connu et reconnu dans le monde entier. Ses premiers romans sont publiés bien avant la guerre et il s’est consacré au théâtre durant la période suivant la guerre, période pendant laquelle Mussolini est arrivé au pouvoir.
À cette date, il n’a plus d’espérance côté politique et c’est pourquoi il s’installe à Berlin, ville qui n’était pas encore secouée par le nazisme.
L’histoire de « Comme tu me veux » fait référence à la guerre, c’est très rare dans l’œuvre de Pirandello. Il s’inspire d’une histoire vraie qui défraiera la chronique italienne à cette époque. Il s’agit du cas Bruneri-Canella, du nom des protagonistes de cette affaire. Un homme amnésique est envoyé à l’asile. On cherche son nom. Une femme croit reconnaitre son mari disparu sur le front de la Macédoine 11 années auparavant. Cette affaire éclate en 1927, deux ans avant la parution de la pièce.
Pirandello imagine un cas relativement semblable. Dans une ville de Vénétie, ravagée par l’armée autrichienne, une femme a disparu. Son mari la cherche depuis 10 ans. Quelqu’un croit la reconnaitre à Berlin, en la personne d’une femme italienne qui vit une vie de débauche chez son protecteur, un romancier allemand raté. Celle-ci laisse planer le doute sur sa véritable identité qu’on ne connaitra d’(ailleurs jamais. Dans la pièce, elle est l’« inconnue ». Elle n’a pas de nom.
On apprend que la villa de son mari a été complètement détruite, mais que ce dernier a tout mis en œuvre pour la reconstruire. On apprend aussi que si le mari recherche sa femme, c’est aussi que son héritage est très fortement menacé car, en l’absence de cette dernière, les biens de la famille ne revenant pas au mari, au veuf, mais à la sœur de sa femme.
Pirandello engage, avec cette histoire de double, une réflexion sur la reconstruction de soi, sur les conditions qui nous font choisir un nouveau départ, fonder une nouvelle vie, après un traumatisme …ou non. Lucia a été violée au passage des armées, comme d’ailleurs tant d’autres femmes de cette région à cette époque. Est-elle devenue folle ? Ou simplement amnésique ? Que penser des ressemblances avec ce que l’on a été ? Est-ce que le fait de se ressembler veut dire qu’on est toujours la même personne ou au contraire qu’on est devenue autre ? Qui est ce « je » qui parle du passé ? Est-ce bien celle qu’on attend ? Comment devenir ce que les autres voudraient qu’on soit ? À quoi faut-il renoncer pour devenir soi-même ? Ou pour justement sortir de soi ?
La mise en scène de Stéphane Braunschweig est hyper élégante, très stylisée, réduite aux grands rideaux de couleur, qui signalent les lieux, les pays où se sont inscrites les destinées.
Un plan incliné de verre, à la fin du premier acte, s’ouvre sur un gouffre, sur un sous-sol béant, sur une faille : celle de la mémoire, de la cassure, du trauma.
Et l'actrice qui tient la pièce, d’un bout à l’autre, crânement, avec les ambiguïtés voulues, et le mystère qui est attaché au rôle de l’Inconnue, c’est l’immense actrice du Français, Chloé REJON. Elle est à la fois fragile et déterminée, souple et cassante, à mi-chemin entre rêve et réalité. Un très beau rôle.
Une pièce que j'ai beaucoup aimée
Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig