On pourrait dire que ce livre tombe assez mal. Après un an de crise sanitaire, pendant lequel nous avons mangé tous les jours des chapelets de nouvelles angoissantes, je crois que tout le monde en a bien marre des médecins, de la maladie, de la vieillesse, et de la mort. Déjà que ce sujet n’est pas vraiment attirant en temps normal, alors a fortiori, ça devient carrément trop dans la situation actuelle.
Du coup, je n’avais pas très envie de me lancer dans la lecture de cette autofiction qui raconte les derniers mois de la vie d’un vieil homme, le père du narrateur, que celui-ci a choisi d’accompagner. Et puis, j’ai ouvert le livre…et là, j’ai été assez scotchée par le style d’abord, puis par le récit lui-même.
Le vieux père mourant du narrateur a près de 90 ans. Il souffre d’une maladie neuro-dégénérative (de type Alzheimer, en pire). Le récit commence en avril et se termine en octobre, après la mort de l’octogénaire. Vous voyez, l’histoire en elle-même devrait nous conduire à fuir. On pressent que ce sera triste et …sale. Et effectivement, c'est sale, déshonorant, avilissant, mais ce n’est pas triste. Sale parce que le narrateur ne nous ménage pas du tout : on assiste à la déchéance de ce pauvre homme, à qui il faut torcher les fesses, mixer les repas, essuyer la bave et laver les dents.
Mais pas triste peut-être parce que le style est assez éblouissant. Il y a des imparfaits du subjonctif et un vocabulaire si recherché que, pour la première fois depuis longtemps, j’ai rencontré des mots que je ne connaissais pas tels que : « ripisylve, caronculeux, immarcescible, recès »… Pas triste non plus parce que l’auteur glisse de la malice dans son langage châtié, en utilisant la rectitude du français pour prendre du recul, de la distance vis-à-vis de son sujet.
Exemple pour apprécier le subjonctif dont se délecte l’auteur, dans une rage ironique : « Kundera avait tort : il était juste que les hommes chiassent, point, même après la chute d’Éden ».
Les choses pourraient être relativement simples. Il s’agit des derniers six mois d’un homme fortement diminué par la maladie.
Oui mais c’est le moment de régler quelques comptes du passé. Et ces comptes, pour inconvenants qu’ils soient au moment de cette humaine tragédie, affectent les relations qui s’établissent entre tous les protagonistes.
Car le vieil homme avait une double vie, disons deux vies parallèles que presque tous connaissaient et dont ils souffraient (comme Mitterrand). Très catholique, le vieil homme était resté marié tout en ayant construit une nouvelle famille, sur le tard, composée de sa nouvelle « compagne » et des deux enfants qu’il avait eu avec celle-ci, dont le narrateur. Il y a donc deux familles qui se côtoient au chevet du mourant, les enfants de l’une et l’autre femme de ce bigame. Et chacun agit en fonction de ses ressentiments. Les enfants du premier lit ont beau avoir 60 ans et ceux du second (non officiel) trente ans, chacun se regarde en chien de faïence et donne en fonction des « devoirs » dont il se croit ou non redevable.
Le fait de n’avoir pas su choisir entre deux fidélités a engendré bien des frustrations. Les premiers enfants n’ont toujours pas encaissé la seconde vie de leur père et les seconds vivent mal de n’avoir pas pu bénéficier d’un père à temps plein. Lequel père était devenu chef de service dans un hôpital de cancérologie. Il était donc un notable de province, et peut être a-t-il éprouvé (toujours comme Mitterrand) l’impossibilité de vivre sa vie au grand jour. Toujours est-il qu’il n’a jamais déménagé de son foyer initial où, pourtant, il vivra ses derniers jours. « La vérité était qu’au fond ma mère se disait : « Puisqu’il est resté avec l’autre famille, qu’ils s’en occupent », et mes demi-sœurs pensaient : « Puisqu’il en a fondé une nouvelle, qu’ils le prennent en charge. »
Le livre commence quand on le sort de l’hôpital pour l’hospitaliser à domicile, donc dans la maison de son premier (et seul) mariage. La première femme, après avoir refusé d’entendre parler de la seconde, est aujourd’hui placée en EHPAD, complètement aphasique et sans souvenirs.
Personne n’est d’attaque pour compléter la présence et les soins à donner au mourant. Le narrateur se propose. Peut-être a-t-il l’intention d’intégrer provisoirement cette maison inaccessible et ainsi prendre, lui aussi, une revanche sur les interdictions passées.
Ce qui est particulièrement captivant dans ce livre, c’est la rapide descente aux enfers que vit le vieil homme et dans laquelle il entraine, bien involontairement, son dernier fils, attaché à lui porter assistance. Le livre est divisé en trois chapitres : le premier décrit la mise en place des rôles dévolus à chacun et spécialement celui qu’occupera le narrateur. Le second nous amène aux portes de la perdition. Le jeune fils cherche à se délivrer de son rôle trop pesant qui finit par susciter chez lui une colère et une haine dont il a honte. Et le 3ᵉ chapitre nous fait vivre la mort du père.
C’est l’occasion de beaucoup de réflexions profondes sur l’existence, l’utilité de celle-ci, donc le sens de la souffrance, de la maladie, de la vie…
En voilà quelques exemples :
« Il y a deux manières de traiter les mourants, me risquai-je tout de même. Ou bien nous les laissons crever seuls et alors nous aussi nous crèverons seuls quand viendra notre tour ; ou bien nous nous occupons d’eux jusqu’à la fin et d’autres feront de même pour nous. Moi je préfère la responsabilité au délaissement. »
« Une seule chose est sûre : je ne le vois pas décliner, je ne m’en aperçois jamais que post festum. Pour un physicien, c’est une drôle d’expérience : je nous crois chutant à la même vitesse, sous l’effet de la même pesanteur, puis ma mémoire heurte un souvenir et je me rends compte qu’il tombe bien plus vite que moi, en vertu d’une inexplicable dérogation au Principe d’Équivalence. »
« Le Temps n’empile certes pas des couches de sédiments distinctement séparées dont une vue en coupe nous livrerait la stratification exacte ; nous sommes toujours au sommet de la pile, elle-même noyée dans un marécage bouillonnant, et ce que nous y distinguons entre nos pieds est faussé par la réfraction, quand il ne disparaît pas tout à fait dans la vase. »
« On dit, moi-même je le croyais, on dit que la mort emporte les hommes. Mais en premier lieu, elle n’emporte pas, elle laisse. Elle laisse les corps, les masses ; elle laisse les êtres, étrangement vidés d’eux-mêmes, de ce qu’il restait d’eux du moins. »
Même si ce livre est dur, si l’auteur ne fait aucun compromis dans le détail des soins à apporter à un mourant, (il y a des épisodes sur la merde qui sont à peine supportables) , je pense qu’il s’agit d’un livre fascinant justement à cause de sa recherche de vérité et de son approfondissement en termes d’humanité.
Un auteur à suivre…