Le livre s’ouvre sur une rencontre somnambulique avec un clochard, un homme à demi éveillé, à peine cohérent, qui profère des imprécations, et que croise le narrateur à sa sortie du train Gare Montparnasse.
Le narrateur décide de suivre la marche hésitante de cet homme à travers les rues de Paris, jusqu’au matin (Paris s’éveille !) enfin, c’est ce qu’il écrit car les promenades dans Paris vont s’enchainer sur plus d’une nuit.
C’est l’occasion pour Laurent Gaudé de (re)peupler les rues de la capitale du souvenir de tous ceux qui y ont connu heures de gloire et de déboires, des chutes et des tragédies. Je crois d’ailleurs que ce qui intéresse le plus Laurent Gaudé, ce sont les naufrages, le bruit et la fureur des catastrophes humaines. Car il croise ses récits historiques avec le souvenir de son père, lequel a fini tragiquement en se jetant (du moins si j’en crois ce que j’ai lu dans ce livre) d’une fenêtre de son bureau. En écrivant, je me demande si le thème ce ne serait pas plutôt que « 1000 vies, » « 1000 morts », les morts de la rue parisienne, ceux qui ont jonché les pavés et ceux qui y ont lamentablement échoué ?
Le marcheur nocturne nous ouvre Paris à sa manière, lors de déambulations dans certains quartiers, et évoque des histoires enfouies comme de fières dépouilles.
On va mélanger les époques mais un connaisseur de Paris se retrouvera facilement dans les noms de rues en suivant les progressions de la marche.
J’ai bien aimé l’évocation du Maréchal Ney, dont la statue à l’Observatoire guide la boucle du vagabondage. C’est vrai que ce Maréchal est une figure française exceptionnelle. On l’avait surnommé l’Infatigable, tellement son énergie et son intrépidité en ont fait un soldat hors du commun. On raconte qu’à Waterloo, alors que l’armée perdait une bataille qui ne pouvait pas être gagnée compte tenu du déséquilibre des forces, le Maréchal Ney, monté sur son cinquième cheval, tué sous lui, hurlait encore « Venez voir comment meurt un maréchal de France sur un champ de bataille ! » Ce personnage, adoré de ses hommes, a été fusillé à l’Observatoire, (après avoir refusé le bandeau), le 7 décembre 1815, par la Monarchie qui voulait faire un exemple, alors même qu’il avait toujours professé : "C'est à mon pays que je me dévoue et non pas à l'homme qu'il choisit pour le gouverner".
On aperçoit aussi l’ombre de Victor Hugo qui enterre son fils, au Père Lachaise pendant l’insurrection des communards, en mars 1871, insurgés qui laissent passer le cortège qui va de la Place Gambetta au cimetière, en acclamant le grand homme à son passage.
Et on suit, vers La Sorbonne, les aventures de François Villon, le sacripant qui a déplacé avec ses copains, le menhir appelé Le Pet au Diable, de la rue Lobau à la montagne Saint Geneviève en obligeant ensuite les passants à de se découvrir face à cette pierre qui était censée marcher ! François Villon qui tue malencontreusement un prêtre, Philippe Sermoise, le 5 juin 1455 dans la rue Saint Jacques et qui sera ensuite condamné à « pendre »., avant d’être gracié et de se perdre dans les limbes de l’histoire…
Frères humains….Ah si j’eusse étudié du temps de ma jeunesse folle !
Je suis François, dont il me poise
Né de Paris emprès Pontoise
Et de la corde d'une toise
Saura mon col que mon cul poise
Mais j’ai beaucoup aimé aussi le souvenir de Rimbaud avec les zutiques dans l’hôtel des Etrangers, aujourd’hui hôtel de Belloy-Saint Germain, Rue Racine. Il a aussi logé dans l’hôtel de Cluny, dans une chambre minuscule qu’on peut encore aujourd’hui réserver. C’est très émouvant de penser, en passant devant l’hôtel, que la bande de chenapans copains de Rimbaud allait se saouler à l’absinthe à l’entresol de cet hôtel aujourd’hui très chic ! Et Paris est la seule ville que je connaisse à avoir dessiné sur un mur tout le poème Le Bateau Ivre de Rimbaud en plein cœur de son centre historique, Rue Férou : « Comme je descendais des Fleuves impassibles… »
Le vagabond rencontré à Montparnasse fulmine « Qui es-tu ? Qui es-tu ? », et c’est donc à la recherche de lui-même que le marcheur est convié, au travers de toutes ces vies, de tous ces morts, de tous ces évènements.
Ah, j’ai oublié aussi la conférence d’Antonin Artaud au théâtre du Vieux Colombier, le 13 janvier 1947, conférence qui a été applaudie à tout rompre, alors qu’Antonin Artaud sortant d’un séjour douloureux en asile psychiatrique, ne pouvait même plus lire son papier, pourtant impeccablement écrit. C’était un an avant sa mort !
La beauté de Paris, dont on se rend compte tout le temps quand on marche à travers la ville, est ici magnifiée par les souvenirs de tous ceux qui l’ont vécue, qui y sont morts, et qui se réveillent sur les pas de notre marcheur nocturne.
C’est un livre à lire en 1 h ou deux, mais qui nous met du baume au cœur par ces temps de novembre confinés.