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Sur la piste des éléphants blancs (1)

Sur la piste des éléphants blancs (1)

Notre époque s’intéresse enfin aux espèces en voie de disparition, et cherche même à les faire réapparaître et se développer à nouveau. C’est le cas des loups en France, que j’ai déjà évoqués dans cette chronique et que j’évoquerai à nouveau car l’extension de leur territoire dépasse apparemment toutes les prévisions de leurs amis, au grand dam des éleveurs.

J’ai récemment découvert une espèce qui eut son heure de gloire et qui a trouvé un moyen original de passer à la postérité, tout simplement en passant du mythe au monde réel et du monde réel au symbole : c’est celle des éléphants blancs.

En effet, à l’origine, le mythe s’entremêle à la réalité. Il faut nous tourner vers l’Inde, pays d’innombrables légendes et récits mystiques, et remonter aux origines du bouddhisme. A la veille de la naissance de Bouddha, sa mère aurait rêvé d’un éléphant blanc qui lui offrait une fleur de lotus, symbole de pureté. D’où une sacralisation des éléphants blancs, considérés comme d’origine divine. Il n’était pas permis de les faire travailler. Et ils sont devenus des cadeaux prestigieux que les princes de l’Inde s’offraient mutuellement. Avec une conséquence pour leurs heureux détenteurs : ces animaux extrêmement rares (en réalité des éléphants albinos qui n’apparaissent pas vraiment blancs mais plutôt gris clairs), bichonnés et « dispensés » de corvée étaient fort coûteux à entretenir.

L’histoire témoigne de la force de ce mythe, et de son ancrage dans la réalité. Charlemagne, notre empereur Charlemagne, a lui aussi reçu un éléphant blanc en cadeau. Il lui fut offert par Haroun-ar-Rachid, calife de Bagdad. L’animal arriva à Aix-la-Chapelle le 1 er juillet 802 après avoir été « convoyé » par un marchand juif, un certain Isaac, dans un long périple empruntant la rive sud de la Méditerranée, puis la Ligurie, le Piémont, les Alpes et la vallée du Rhône. Isaac avait été envoyé par Charlemagne cinq ans avant comme ambassadeur. Sa mission fut longue, mais il est vrai qu’internet n’existait pas à l’époque.

Cet éléphant blanc devint célèbre, il fut nommé Abul Abbas, montré par Charlemagne à plusieurs occasions devant des hôtes de marque, et même « mobilisé » pour participer à un combat contre un certain roi Godfried du Danemark qui avait attaqué un village. Agé d’une quarantaine d’années, Abul Abbas eut du mal à s’adapter au climat européen. Il mourut en 810 et aurait laissé un souvenir dans le trésor de la cathédrale d’Aix la Chapelle sous la forme d’un « olifant » (un cor) en ivoire qui aurait été une de ses deux défenses.

Un éléphant blanc nommé Hanno fut lui aussi offert en 1514 par le roi Manuel 1er du Portugal au pape Léon X et ne survécut que deux ans. L’éléphant blanc a poursuivi une carrière de symbole royal de souveraineté jusqu’à notre époque en Asie : il figurait sur les drapeaux et les armoiries du Laos jusqu’en 1975, souvent représenté comme un éléphant blanc à trois têtes (d’après la légende, il s’agissait de la monture du dieu Indra), comme c’est encore le cas sur le pavillon naval de la Thailande.

Je ne vous aurais pas fait part de tous ces récits légendaires et historiques, si je n’avais pas découvert tout récemment l’utilisation de l’expression « éléphant blanc » pour désigner une réalisation d’envergure et prestigieuse, mais qui s’avère plus coûteuse que bénéfique ou utile, et dont la construction puis l’exploitation deviennent un fardeau financier qui pèse sur les pouvoirs publics. Il ne s’agit plus de sacralisation, mais bien au contraire de dérision et de critique de dépenses inutile. Peut-être, en ce sens, l’éléphant blanc devient-il un animal moins rare ! 

C’est ainsi que j’ai appris l’inauguration d’un équipement dénommé « éléphant blanc » le 31 octobre dernier. Un évènement passé relativement inaperçu en France en raison de l’actualité particulièrement chargée des dernières semaines. En effet, cela se passe en Allemagne et il s’agit de l’ouverture du nouvel aéroport international de Berlin, officiellement nommé aéroport Willy-Brandt de Berlin-Brandebourg.

Je connaissais déjà les péripéties du chantier de cet aéroport. Figurez-vous que sa mise en service aurait dû initialement avoir lieu en mai 2012, il y a plus de huit ans ! Mais on avait découvert que le système anti-incendie était défectueux : qu’à cela ne tienne, on attendrait trois mois. Alors les malfaçons ont succédé aux malfaçons, on en aurait chiffré au total 550 000 ! Deux commissions d’enquête parlementaires ont essayé de comprendre comment un chantier qui devait être achevé en cinq ans, avec un démarrage en 2006 et un budget de 1,7 milliard d’euros, aura finalement duré trois fois plus longtemps et coûté deux fois plus cher. Ce sont les Lander de Berlin et de Brandebourg, majoritaires dans la société gestionnaire de l’aéroport, qui encaissent l’essentiel des critiques, mais la chancelière Angela Merkel s’est elle-même alarmée en déclarant en 2018 : « Les Chinois avec qui nous discutons se posent eux-mêmes la question : Que se passe-t-il à Berlin pour qu’ils ne soient pas capables de construire un aéroport avec deux pistes ? »

Comble de l’ironie, l’inauguration du 31 octobre dernier s’est faite en petit comité, Covid 19 oblige. Et nul ne s’étonne d’y constater un trafic aérien confidentiel, après un premier vol Berlin-Londres de la compagnie Easyjet, au point que les responsables de l’aéroport se rassurent en soulignant : « Au moins, nous aurons beaucoup de place, ce qui permettra de faire respecter parfaitement les règles de distanciation physique ! »

Oui, allez-vous me dire, mais cela arrive aussi chez nous. Chut… On en reparlera plus tard. Mais je vais vous faire une confidence. Quand on me parle avec trop d’insistance du « modèle allemand » où tout va mieux que chez nous, en particulier en matière d’économie et de réalisations techniques (c’est du sérieux, les scientifiques et les ingénieurs allemands), je réponds : regardez l’aéroport de Berlin, et aussi la Philharmonie de Hambourg, une splendide réalisation architecturale qui a coûté trois fois plus cher que le budget initial. Mais qui fonctionne !

Néanmoins il n’est pas toujours facile de « dénicher » et de « nommer » un éléphant blanc. Il faut en effet pouvoir prouver son inutilité ou son inadaptation dès le début, ce qui constitue un lourd aveu difficile à formuler pour ses promoteurs. Et puis, un éléphant blanc, une fois terminé, est difficile à faire disparaître, même s’il est très coûteux à entretenir.  Au moins, cette nouvelle signification contemporaine a accordé une quasi-immortalité aux éléphants blancs.

Les chroniqueurs et commentateurs ont essayé de fournir une liste, nécessairement officieuse et discutable, des éléphants blancs dans le monde. Deux catégories d’équipements se « distinguent » particulièrement dans ce palmarès : les aéroports et les installations sportives.

Les aéroports : nous retrouvons notre nouvel aéroport de Berlin, mais pas seulement. Plusieurs aéroports « fantômes » espagnols construits en pleine frénésie immobilière des années 2000 sont restés vides : Ciudad Real, Castellon, Huesca. Il existe même un cas de démolition : c’est celui de l’aéroport international de Montréal-Mirabel, construit en 1975, qui a toujours souffert de la concurrence de l’ancien aéroport de Montréal, bien plus accessible ainsi que de celui de Toronto. En 2004, il a été fermé au transport de passagers et l’aérogare a été démolie en 2014.

Les installations sportives : et là, cocorico, on cite plusieurs stades français, y compris le stade de France à Saint-Denis. Ce cas illustre bien la difficulté à définir un éléphant blanc. Qui oserait prétendre que ce grand stade est complètement inutile, même si c’est un gouffre financier ? N’a-t-il pas participé à la revitalisation de cette ville ? Il n’en demeure pas moins que, dans notre pays où l’on peut (encore) dénoncer les scandales financiers, les équipements sportifs surdimensionnés, très coûteux d’entretien et très déficitaires en exploitation, bénéficient d’une grande indulgence de la part de l’opinion et des médias.

Mais on peut trouver bien d’autres bâtiments de toute sorte susceptibles d’être « labellisés » comme éléphants blancs. Pensons au Palais du Parlement de Bucarest, cette folie de feu le dictateur Ceausescu, vide à 70%, devenu une grande attraction touristique, ou à l’hôtel de prestige dans la capitale de la Corée du Nord, énorme pyramide plutôt paradoxale dans un pays qui se vante de n’admettre ses visiteurs qu’au compte-gouttes.

Pourtant, à bien y réfléchir, je me demande si les éléphants blancs ne vont pas connaître un grand avenir dans notre monde en plein chamboulement.

A suivre

Signé Vieuziboo

 

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