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Sur la piste des éléphants blancs (2)

Sur la piste des éléphants blancs (2)

Il est temps que je vous présente un de mes éléphants blancs préférés. Ce n’est ni un aéroport, ni un stade, mais un pont. Le pont de l’île Rousski, près de Vladivostok.

Vladivostok ! Une de ces villes mythiques, qui m’avait fait rêver dans mon enfance, quand j’étais passionné de cartes et d’atlas. Comme ces autres lieux mythiques qui jalonnaient ma découverte du monde, Valparaiso, Buenos Aires, New York, Bombay, Calcutta. Une ville longtemps fermée aux visiteurs étrangers, jusqu’à la chute de l’Union soviétique qui considérait que ce port militaire tourné vers le Japon, la Corée et la Chine, devait se développer à l’écart des regards indiscrets. Même les trains transsibériens, eux aussi mythiques et accessibles aux touristes étrangers, les déposaient dans un port voisin.

Mais comment imaginer que l’on allait construire un pont géant dans ce bout du monde ? Le pont de l’île Rousski a 3100m de long, c’est un pont à haubans dont la travée centrale mesure plus d’un kilomètre (1104m) et dont les pylônes se dressent à 321 mètres, la hauteur de la Tour Eiffel. Il est beaucoup plus long et plus haut que notre pont de Normandie, qui ne dépasse pas deux kilomètres. Si les entreprises russes ont eu le gros des marchés, la réalisation des câbles des haubans a été confiée à l’entreprise française Freycinet (filiale de Vinci), un des spécialistes mondiaux du domaine. L’ouvrage a été inauguré en 2012. Pour quelle liaison ? Tout simplement pour relier l’agglomération de Vladivostok à une île ignorée du reste du monde, cette île Rousski de 13 km sur 18, juste peuplée de quelques milliers d’habitants. A quoi cela peut-il servir ?

Pas si simple ! Cette île, réputée pour ses beaux paysages de forêts et de côtes pittoresques, a été choisie pour accueillir les nouveaux locaux de l’université de Vladivostok. De plus, le pont avait été construit pour accueillir, sur l’île, les participants à un sommet international de coopération économique Asie Pacifique, à la gloire du grand dirigeant Vladimir Poutine, juste avant le retour des tensions internationales. Il a voulu son éléphant blanc, il l’a eu.

Mais n’oublions pas que les éléphants blancs sont à la frontière de la réalité et du mythe. C’est le cas aussi pour les ponts. Et je pense à un autre de mes éléphants blancs favoris, un autre pont, celui du détroit de Messine entre la Sicile et la pointe de la botte italienne.

Ah, celui-là, il serait plus fréquenté que celui de l’île Rousski ! D’un côté, la Sicile, peuplée de 5 millions d’habitants, de l’autre l’Italie et le continent européen !  Et il comporterait à la fois une autoroute et une voie de chemin de fer. Il mesurerait plus de cinq kilomètres de long, avec une travée centrale de 3 kilomètres, qui correspond juste à la largeur du détroit de Messine, car il est impossible de faire plus court en construisant des piles dans ce détroit. Ce serait le nouveau record du monde de portée de la travée centrale, avec un kilomètre de plus que le pont japonais du détroit d’Akashi, avec 1991 mètres.

L’histoire de ce franchissement commence dans un mythe du récit le plus ancien de notre civilisation, celui d’Ulysse le hardi navigateur ballotté entre les tourbillons de Charybde et les rochers de Scylla, un monstre multicéphale tapi dans sa grotte. Et quand surgit l’histoire des hommes, la vraie, nous apprenons que le consul romain Lucius Caecilius Metellus, victorieux contre les Carthaginois dans la bataille de Panormus en 251 av. J.C., fit aligner des barques bord à bord afin d’acheminer vers Rome cent quarante-deux éléphants de guerre dérobés aux Carthaginois. Trop nombreux, probablement, pour être des éléphants blancs !

Souverains et empereurs, à commencer par Charlemagne, ont rêvé de relier la Sicile au continent. Ce pont n’était-il qu’une chimère, ou tout simplement un mirage, à l’instar du mirage qui apparaît à qui scrute l’horizon depuis la côte calabraise, sur le bien nommé quai de la Fée Morgane (« Lungomare Fata Morgana ») et voit surgir la côte sicilienne toute proche à l’horizon ?

Innombrables sont les projets de l’époque contemporaine, depuis l’accomplissement de l’unité italienne en 1870. Avec l’avènement des techniques modernes de construction après la seconde guerre mondiale, les Italiens se sont dit : « Pourquoi pas nous, nous allons montrer que nos ingénieurs sont aussi capables que les Américains, les Français ou les Britanniques ». Et sa construction a fait partie des promesses électorales le plus souvent répétées par les innombrables gouvernements successifs. En 1981, une société d’économie mixte, « Stretto di Messina », associant de grandes agences nationales d’aménagement du territoire et les sociétés autoroutières   et de chemin de fer, a été créée. 312 millions d’euros ont été dépensés en études. Pour un montant de travaux estimé à 5 milliards et une durée de réalisation de six ans. Quand on voit ses dimensions, cela ne paraît pas disproportionné par rapport aux deux ponts de Vladivostok et d’Akashi.

Seulement voilà : Les « Charybde et Scylla » contemporains, ce sont les courants et les vents très violents, ainsi que les tremblements de terre (Messine a été quasiment détruite en 1908). Et, c’est peut-être le pire fléau, la mafia côté Sicile et la n’drangheta côté Calabre, sont aux aguets pour mettre la main sur les marchés publics. Ce qui n’avait pas découragé, bien au contraire (!), le dernier chef de gouvernement à avoir promu cette réalisation, Silvio Berlusconi, justement un dirigeant mégalo, macho et autoritaire. Jusqu’à lancer, en 2005, à un appel d’offres emporté par un consortium d’entreprises italiennes et japonaises.

Puis les vents contraires ont soufflé : la crise, les controverses. En janvier 2012, le gouvernement du financier Mario Monti, en pleine période de rigueur, stoppe le financement. En 2013, la société « Stretto di Messina » est placée en liquidation. Cet éléphant blanc se réduit désormais à des milliers de croquis et équations, ainsi qu’à une maquette que l’on peut voir dans un entrepôt du Politecnico de Milan, une prestigieuse école d’ingénieurs. Les spécialistes remarquent que ce projet a donné naissance à un modèle technique, appelé le « Messina type », reproduit dans le monde entier, comme récemment pour le troisième pont sur le Bosphore.

Est-ce que c’est bien la fin pour cet éléphant blanc ? Pas sûr. Il trouve toujours des défenseurs face à ceux qui se réjouissent de son abandon, que ce soit pour des raisons financières ou d’environnement. Même si les écologistes locaux sont vent debout contre, le maire actuel de Messine, un certain Cateno De Luca, en est un fervent partisan, au point de réclamer les pleins pouvoirs en 2021 pour relancer le projet. Après tout, l’ingénierie italienne vient de réaliser un bel exploit en reconstruisant en deux ans le pont de Gênes (sur lequel nous avons précédemment enquêté). Un   consultant du maître d’œuvre qui avait été désigné, Eurolink, déclare : « Le pont de Messine est un cas pathologique. Une anomalie planétaire. Il n’y a pas dans le monde une autre île de plus de 100 000 habitants, distante de moins de deux miles d’un continent, qui ne lui soit reliée par un ouvrage fabriqué par l’homme ». Et de souligner que l’Exposition universelle de Milan en 2015 a coûté 4 milliards d’euros, presque autant que ce qui était prévu pour le pont.

On a d’autres chats à fouetter avec le Covid, direz-vous. Oui, mais l’ère du Covid, c’est aussi l’époque du « quoi qu’il en coûte » qui voit réapparaître des projets plus ou moins sérieux de relance de l’économie. Cet éléphant blanc va-t-il survivre, comme mythe ou un jour comme réalité, je vous laisse méditer sur son sort.    

         signé Vieuziboo    

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