Il a pris une douzaine d’années, le temps du deuil, pour écrire ce livre qui est un récit et que pourtant Benoit Cohen intitule "roman".
L’auteur y raconte la fin de vie de son père alors âgé de 68 ans et qui était le pilier de la famille, une force de la nature, jamais malade, jamais patraque. C’est lui qui réglait les problèmes, qui indiquait le bon chemin, qui allait de l’avant et finalement sur qui tout le monde se reposait.
Le vieux lion est diagnostiqué d’un cancer du pancréas, un des plus foudroyants, un de ceux dont on ne réchappe guère.
S’engage alors une bataille désespérée contre les éléments. Il faut opérer, c’est « seulement » la tête du pancréas, il a des chances, dira le chirurgien. Une opération lourde et épuisante, le pancréas étant peu accessible, il faut sectionner d’autres organes pour se faire un passage, puis recoudre et ce n’est pas sans conséquences, on s’en doute.
Puis, il y a la chimio, 48 heures de suite tous les 15 jours pendant 6 mois. Puis, un répit, on se croit guéri. Répit de courte durée, les résultats d’examens montrent une aggravation, le sort en est jeté, il n’y a plus rien à faire.
Durant toute la période précédant cette annonce finale, Benoit Cohen décrit les sentiments de l’entourage qui doit assumer le tempérament du malade qui souffre et ne veut pas se plaindre, ses délires morphiniques (il appelle sa femme en pleine nuit à l’hôpital, car il voit des monstres entrer dans la chambre), ses dénis, sa mauvaise humeur, ses faiblesses.
Ce père aimé n’a jamais su montrer son amour, n’a jamais su exprimer ses émotions, ne s’est jamais épanché, n’a rien formalisé et ces manques sont cruels pour ses fils. Parce que la famille s’est habituée à ces silences et les a intégrés dans son fonctionnement, ce qui conduit à un mutisme généralisé. Personne ne parle, personne ne parle de soi, personne ne parle des liens de la famille, tout le monde se tait. On se rejoint devant un match de foot, et c'est là qu'explosent les émotions.
À la lecture de ce que Benoit Cohen raconte sur les relations dans sa famille, il me semble (parce que cela fait écho pour moi) qu’il s’agit là d’une attitude courante dans les familles de garçons, où la pudeur prend de telles proportions qu’on croirait déchoir en exprimant le moindre sentiment. La mère de famille, seule, ne peut pas remplir tous ces vides.
De ce fait, aborder la fin de vie d’un membre de la famille devient si transgressif qu’on préfère s’absenter dans les moments les plus difficiles, de peur d’être amené à des débordements que l’on ne s’autorise pas.
C’est aussi pourquoi le narrateur, qui est le fils ainé, seul instruit de l'état de santé de son père, va être conduit à taire la gravité de la maladie et la fatalité de la mort. 9 mois, il aura fallu 9 mois pour abattre ce chêne !
Mais le sujet du livre n’est pas là, il est très concrètement dans la description de ce qui se passe en France où l’euthanasie (ou l’aide active à mourir, pour être plus politiquement correcte) est encore interdite alors qu’elle est autorisée chez nos voisins européens. La faute à la grande lâcheté qui prévaut non pas dans la société qui y est favorable à 90%, mais au personnel soignant qui ne veut pas assumer cette responsabilité. Alors, on se retranche derrière la loi Leonetti qui autorise une sédation profonde et prolongée, sans jamais qu’elle soit administrée de façon létale. Parfois, cela conduit à des agonies qui durent jusqu’à 15 jours ou 3 semaines. Et encore, faut-il trouver des structures de soins palliatifs qui ne sont pas du tout accessibles à tous. 80% des Français n’ont pas accès à ces structures. Quelle honte, quelle barbarie ! ce n’est pas la peine de donner des leçons d’humanisme à la terre entière quand on fait preuve de telles hypocrisies.
Comment se dire soignant quand on refuse, au nom de je ne sais pas quoi, l’accès à l’aide active à mourir ?
Benoit Cohen imagine deux fins. L’une permettant d’abréger les souffrances et qui est une solution « sous le manteau, » car illégale, et l’autre qui est juste la triste réalité, où on laisse souffrir quelqu’un pendant une longue semaine jusqu’à ce qu’il s’effondre enfin dans un dernier râle…
Nous aurions dû avoir une loi au cours de l’été et comme ma sœur Anne, je ne vois rien venir…Avec une convention citoyenne, après des tonnes d’études et l’exemple de nos voisins européens, il faut encore que la France recule…
Un extrait de ce joli texte, qui est plus un hymne à la vie qu’un plaidoyer (qui reste inutile vue le contexte français) :
« Nous sommes au XXIe siècle. Depuis l’époque de la mort de mes tantes, la science a progressé. Il doit maintenant y avoir des moyens de permettre aux malades en fin de vie de partir sereinement. Nous sommes confiants car ignorants. Nous ignorons que beaucoup de gens meurent encore aujourd’hui dans des conditions terribles. Que malgré de nouvelles lois censées permettre la sédation, vingt-six départements français ne sont pas équipés en soins palliatifs. Que seulement un cinquième des personnes qui le réclament ont accès à ces soins. Que la complexité administrative et le manque de moyens font que la grande majorité des Français ne reçoivent pas d’accompagnement digne de ce nom. Que, même si les médecins ont l’obligation de soulager les malades, beaucoup se limitent au protocole et refusent d’aller plus loin. Que le seul moyen de mourir sereinement chez soi est d’avoir recours à ce qu’on appelle l’« euthanasie clandestine ». Que la plupart des gens meurent au sein d’établissements inadaptés dans une grande détresse. Pendant des siècles, on mourait chez soi ; cela ne posait de problème à personne. Aujourd’hui, ceux qui font ce choix sont ostracisés. Ils doivent se débrouiller seuls. Comme à l’époque des avortements clandestins.
Nous ne savons pas non plus que la pratique qui consiste à abréger la vie de quelqu’un, même avec les meilleures intentions, même de quelques heures, est considérée comme un meurtre. »