Julie Deliquet, connue pour sa mise en scène de « Fanny et Alexandre » à la Comédie Française, a été nommée directrice du théâtre Gérard Philipe en mars, début du confinement. Or, elle avait déjà fait représenter aux Ateliers Berthier à Paris, mais aussi à Lyon, Lorient et autres salles, sa nouvelle pièce, une adaptation d’un film de 2008 qui avait connu un grand succès : « Un conte de Noël » d’Arnaud Desplechin. Elle est donc venue avec à Saint Denis pour notre plus grand bonheur.
Je rappelle que ce théâtre, au diable vauvert pour nous qui venons du Sud Parisien, est une scène hyper intéressante, avec une programmation à la fois populaire et subtile, comme aux grandes heures des théâtres décentrés en banlieue pour l’édification des masses ! (Terme employé à juste titre, s’agissant de banlieues autrefois « rouges » et dotées, à ce titre, d’infrastructures culturelles censées les désenclaver). Ce qui frappe tout d’abord, c’est la césure quasi-totale entre l’intérieur du théâtre et la ville, non pas une coupure géographique, mais une coupure sociologique. La population à l’extérieur reste presque totalement composée de « pauvres », d’ailleurs à peu près constamment issue de l’immigration africaine, vêtue de l’uniforme des populations marginalisées : sweats à capuche pour les hommes, robes africaines et boubous pour les femmes, d’ailleurs peu nombreuses dans les rues.
Dans le théâtre, seuls les employés semblent issus de la population environnante et pas seulement ceux qui font le contrôle sécurité. Les spectateurs viennent d’ailleurs, cela semble assez évident, c’est visible physiquement.
Nous voilà donc dans un autre monde, celui de la culture, qui est en passe de devenir aussi menacé que celui de l’extérieur du théâtre, en tous les cas, précaire et près de s’émietter, de disparaitre, de sombrer faute de spectateurs et d’investissements.
Mais c’est aussi, face à nous les spectateurs bâillonnés par nos masques chirurgicaux et contenus à distance les uns des autres, c’est aussi le monde qui, paradoxalement, nous apparait comme le seul libre, libéré des contraintes, à la fois dans les gestes et dans l’expression.
La scène est disposée en bi-frontal, il y a donc un 4ème mur de part et d’autre des deux scènes. Les panneaux latéraux constituent les murs de la maison des Vuillard : ce sont de grandes fenêtres à petits carreaux, par lesquels on peut voir tomber la neige.
Nous sommes donc à Roubaix la veille de Noël. La réunion de famille rassemble petits-enfants, enfants et parents, à l’ombre fantomatique d’un frère mort à 8 ans, Joseph, d’un cancer que personne n’a pu combattre, faute de compatibilité. Junon, la mère (Marie-Christine Orry, extraordinaire de présence et de sincérité), est aujourd’hui atteinte de la même maladie et son état nécessite une greffe de moelle osseuse. A l’époque Junon avait tenté de concevoir avec Abel son mari(un personnage pensif et réfléchi, bien interprété par Jean-Marie Winling), un autre enfant Henri, un enfant médicament, qui s’était avéré inutile. D’où la haine de Junon pour Henri (futur directeur de théâtre à la dérive, alcoolique et dispendieux). Il y a là, la sœur ainée, la « bénie » des dieux de la famille, Élizabeth, devenue dramaturge à succès et qui a épousé une étoile des maths, Claude. Henri a été banni de la famille, après avoir été sauvé de la faillite par Elisabeth. Or ce dernier s’invite malgré tout à la fête. Les examens médicaux révèleront que seuls deux membres de la famille sont compatibles pour sauver Junon : Paul, le jeune fils d'Elizabeth, qu'une grave dépression vient d'envoyer à l'hôpital, et Henri, le diable, que personne n’aurait voulu voir capable de sauver la mère de famille.
Les secrets de famille font plus que suinter : ils éclatent au grand jour, comme des bombes, les uns après les autres, provoquant la crise généralisée.
La traditionnelle scène de théâtre jouée à Noël par les enfants de la famille est ici jouée par l’ensemble des personnages. C’est un final sanglant d’une pièce de Shakespeare, bien adaptée, en miroir, à la scène familiale.
Il y a douze personnages en plateau dont :
Junon : Marie-Christine Orry
Abel (Jean-Marie Winling) teinturier féru de philosophie,
Elisabeth, la fille ainée qui a tout réussi (Julie André),
Paul , le fils d’Elisabeth et Claude qui sort de l’hôpital psychiatrique (Thomas Rortais),
Ivan, le fils adoré (Eric Charon)
Sylvia, sa femme (Solène Cizeron),
Henri (Stephen Butel), le fils provocateur qui joue en décalé.
Faunia la petite amie d'Henri et qui rit pour ne pas en pleurer (Agnès Ramy)
Simon, un neveu recueilli comme un de ses enfants par la famille, (Jean-Christophe Laurier).
La mise en scène est très réussie pour une pièce qui nous renvoie à Bergman (Cris et Chuchotements), Shakespeare (Songe d’un nuit d’été), Strinberg (Mademoiselle Julie) ou Viterberg (Festen).
La salle n’était pas remplie, alors que franchement je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir de dangereux à regarder un spectacle à bonne distance les uns des autres et dans les conditions d’hygiène exigées (port du masque et lavage des mains). Je trouve même que plus personne ne tousse dans la salle, ce qui est inhabituel !!!