C’est du fin fond des âges que nous parvient ce texte, qui résonne particulièrement juste en ces temps épidémiques.
Ecrit en 1401, par un auteur nommé Johannes von Tepl, auteur dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il était juriste, « allemand » et qu’il s’est inspiré de sa propre expérience. La pièce est écrite après la grande peste de 1380 en Bohême, au cœur d’un monde livré aux révoltes populaires. Un peu comme aujourd’hui, non ?
La programmation a, nous dit le metteur en scène, été effectuée avant la crise sanitaire, ce qui prouve une grande prescience de la part des responsables du théâtre.
Car il s’agit d’une conversation entre un homme encore jeune (dans la trentaine) et LA MORT, représentée ici par Marcel Bozonnet, grand comédien / metteur en scène à la carrière lumineuse (Comédie française etc..).
L’homme est effondré : il vient de perdre sa femme en couches et il en veut à la terre entière.
Dès le début d’ailleurs, on le voit physiquement terrassé par la douleur : l’acteur est accroupi, face contre terre et prononce des imprécations. La scène est tendue de noir; derrière l’homme à terre, seulement une figure géométrique et une lune. L’immensité de la douleur est là, contenue dans le cri de l’homme qui ne sait plus où aller, quel sens donner à la vie, si ce n’est la révolte devant l’injustice et l’absurdité de cette mort. Cette mort vient sans raison frapper sa famille, priver ses enfants d’une mère, et lui-même d’une épouse aimante et aidante. Elle ne peut pas être l’œuvre de D.ieu qui serait alors le plus inique des « protecteurs ». Et c’est en apostrophant la Mort qu’il qu’il exprime son sentiment d’injustice et son désarroi d’être humain. La MORT décide de lui répondre, et elle le fait sans ménagement la plupart du temps. Marcel BOZONNET apparait au fond de la salle , voilé de noir avec une capuche et une poche bizarre, adoptant des poses très hiératiques, et déroulant ses arguments en empruntant le phrasé de Louis Jouvet (qui fut l’un des plus grands interprètes de cette pièce), ce qui lui confère plus de mystère encore.
La Mort ne cherche ni à consoler ni à plaindre, ni même à justifier. Elle secoue l’homme en pleurs en lui montrant combien il est ignorant et inconséquent. Le dialogue se poursuit et adopte la forme pédagogique de la « disputatio » (méthode d’enseignement basée sur une discussion en public, très en vogue au Moyen Age) . Les arguments s’enchainent et permettent d'avancer dans le raisonnement. On peut même trouver que les arguments de LA MORT présentent- du moins dans une lecture actuelle- non pas de la forfanterie, mais de l’affectation. Voilà quelques-uns d’entre eux que j’ai résumés :
La Mort n’est pas chargée de juger les gens qu’elle emporte : elle est très égalitaire et emmène le riche comme le pauvre, le vieux comme le jeune, le pauvre comme le riche. D.ieu seul juge ensuite : les bons avec les bons, les mauvais avec les mauvais.
La Mort n’existe que parce que la vie existe : elle lui rend ce service de la débarrasser constamment du « superflu » et d’éviter ainsi des proliférations nuisibles à la bonne marche du monde.
La Mort est préférable pour celles et ceux qui sont dans la fleur de l’âge, car il n’est pire situation que celle que l’on connait quand on est amené à la réclamer. La vieillesse est une calamité.
Pour un couple, il vaut mieux se séparer avant de devenir vieux et d’ailleurs la douleur vient de l’attachement, attachement qui résulte d’un aveuglement humain : nous nous attachons parce que nous nous croyons immortels !
Au fur et à mesure des réponses données par LA MORT, et sans se laisser piéger par les considérations scientifiques de la mort, l’homme se relève et comprend, comprend qu’il est nécessaire de se relever, qu’il lui faut accepter l’inacceptable et que son courage doit être orienté vers la vie et non dirigé par la colère.
Un exemple du discours utilisé par LA MORT, qui utilise le « nous » de majesté:
« Si nous n’avions pas exterminé depuis le temps du premier homme pétri en argile, si nous n’avions pas exterminé sur terre les hommes, les animaux, les insectes dans les déserts et les forêts sauvages, les poissons glissant dans le flot des eaux, personne ne résisterait aux mouches. Aujourd’hui, personne n’oserait sortir de peur des loups. Un homme mangerait l’autre, un animal l’autre, chaque créature vivante mangerait l’autre car il n’y aurait pas assez de nourriture, la terre leur serait trop étroite. Fou, celui qui pleure les mortels.»
Les acteurs, par ces temps de coronavirus, jouent leur avenir : je trouve qu’ils nous livrent (peut être de ce fait ?) le summum de leur art. Tout est parfait et la proximité du public dans ce petit théâtre (de poche) conduit à une grande délicatesse dans l’expression théâtrale, ce qui est hyper bienvenu pour un sujet qui vient nous parler de notre histoire lointaine et si actuelle pourtant.