D’abord il y a l’excitation : retourner au théâtre après 6 mois d’abstinence, c’est juste un délice, un plaisir à savourer lentement, avant, pendant, après..
Et le théâtre, c’est le théâtre de poche à Montparnasse, le quartier le plus cool peut être de la capitale. Hier il faisait doux, de ces magnifiques soirées d’automne que les parisiens adorent parce que ça leur permet de prolonger la saison estivale aux terrasses de cafés. Et hier soir, le 11 septembre (de triste mémoire pourtant, mais ailleurs, mais loin, et surtout pas ici où nous avons eu notre part d’horreur sans qu’il soit besoin d’en rajouter), les terrasses étaient bondées : les autorisations de déborder sur les chaussées ont été largement entendues. Les terrasses ont bourgeonné partout, dans toutes les rues passantes, rendues piétonnières depuis la fin du confinement. Il y a des constructions en bois et des guirlandes de lumière, des bancs, des chaises et tables de bistrot, des treilles, des auvents, et les garçons de café circulent avec les mêmes plateaux chargés qu’ « AVANT », quand on vivait dans un monde normal, une vie normale ! Un pied de nez à l’angoisse, à la maladie, au tragique de nos existences.
Bref, c’était la « dolce vita » qu’on aime tant, et nous, on se pressait pour aller au théâtre, comme « AVANT » !!!
Et la pièce, tirée d’un roman d’Arthur Schnitzler, adaptée pour une seule actrice : Mademoiselle Else. Un texte magique, d’une grande acuité psychologique, et finalement même tout à fait actuel.
Arthur Schnitzler 1862-1931, est un des écrivains les plus remarquables de la littérature de langue allemande de la fin du XIXème siècle. Médecin, comme beaucoup d’autres dans sa famille, il a vécu à Vienne et a beaucoup voyagé dans l’empire et ses marges. Intéressé par la psychanalyse et la sexualité des femmes, il fera scandale avec une de ses œuvres parmi les plus connues : La Ronde. Freud lui avouera même « Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double ».
Mademoiselle Else est un roman écrit en 1924, alors que l’auteur avait déjà plus de 60 ans. C’est intéressant car , tout au long du roman, l’auteur fait parler une toute jeune femme de 19 ans ! Le roman est en effet constitué d’un long monologue qui nous permet d’entrer dans la psyché d’Else, de suivre ses pensées et ses désirs, de l’accompagner dans son narcissisme et ses peurs, de comprendre sa personnalité profonde et jusqu’à ses fantasmes. L’auteur a bien reçu les leçons de la psychanalyse et on pourrait rapprocher l’histoire d’Else de celle de Dora, la jeune fille analysée par Freud et qui avait été abusée dans l’enfance. Les conclusions de Freud ont d’ailleurs toujours été pour moi troublantes et quasiment révoltantes puisqu’il colle l’étiquette d’hystérique à la pauvre fille qui avait toutes les raisons d’être traumatisée. Mais revenons à Mademoiselle Else.
L’histoire est donc celle d’une très jeune fille, amenée par ses parents à demander un service financier (un prêt de 30 000 Gulden) à un vieux marchand d’art alors qu’elle passe de merveilleuses vacances dans un hôtel de luxe des Dolomites. La lettre de la mère qui demande l’intercession de sa fille est pleine d’ambigüités, et elle écrit en parlant du vieux marchand: « Il a toujours eu un grand faible pour toi… […] je t’en supplie, parle à Dorsday. Je t’assure que cela ne tire pas à conséquence. […] Surtout, ne nous en veuille pas, ma bonne petite fille chérie » .
Or Dorsday demande une contrepartie à son geste : Dorsday veut « la voir » ; et Else y entend évidemment le mot élidé : il s’agit de la voir nue. Il s’agit de contempler sa nudité. La proposition la laisse comme paralysée. « Il ignore si je viendrai ou non. Moi non plus, je ne le sais pas. Je sais seulement que tout est fini. Je suis presque morte. […] Rien à faire, papa, il ne te reste que le suicide… ».
Mais, parallèlement, jaillit peu à peu l’interprétation personnelle qu’apporte Else et qui relève de la logique du tout ou rien : ce n’est pas au seul homme qu’elle se montrera nue, mais à tous, « si lui me voit, que chacun me voie […] tous me verront, le monde entier me verra. »
Je ne peux que rapprocher cet acte insensé de dévoilement public de ceux qu’entreprennent beaucoup de jeunes filles aujourd’hui qui se laissent séduire par l’apparent anonymat des réseaux sociaux pour y publier des photos qui, devenant virales par la suite, causeront leur perte également ?
La pièce est remarquablement servie par la comédienne Alice DUFOUR qui ressemble à un tanagra, gracile, fluette, espiègle, faussement innocente et qui réussit cette performance d’incarner le personnage à la fois physiquement et dans ses mimiques, ses manifestations expressives, son langage corporel et ses émotions. Le théâtre de poche, ce sont des salles minuscules où les spectateurs sont très proches de la comédienne et peuvent percevoir ses moindres expressions, ses plus petits déplacements, ses mouvements, chacun des détails du jeu. Cela ne supporte aucune fausse note et donc exige une précision, une vérité, une sincérité du jeu à toute épreuve et un engagement entier de l’actrice.
Alice DUFOUR vient de la danse, elle possède une maîtrise très forte de son corps. Mais elle est aussi une excellente comédienne, magnifique dans sa diction, dans son interprétation de la candeur juvénile associée à des fantasmes d’exhibition et à des manifestations subtiles d’une forme d’hystérie dans l’expression de ses désirs sexuels. Bref, elle est juste la comédienne rêvée pour ce texte et pour cette mise en scène que je ne suis pas prête d’oublier.
Mise en scène Nicolas BRIANCON, comédienne Alice DUFOUR
Un moment de grâce !!! Allez au théâtre, j’ai trop peur que nous n’ayons plus accès à de tels diamants à l’avenir !