Claude Lanzmann n’a pas été le seul grand artiste et intellectuel à nous avoir transmis son témoignage et son message si émouvants et si forts sur la Shoah. Au tout début de cette année un autre grand « passeur de mémoire », un écrivain, a disparu. C’est l’écrivain israélien Aharon Appelfeld.
Disons-le tout de suite : il est beaucoup moins connu en France que Claude Lanzmann. Mais, après son décès, nous avons l’opportunité de découvrir ses œuvres à travers les nombreuses publications et rééditions que les éditeurs nous proposent. J’avoue que ce fut pour moi une découverte, et une découverte majeure.
Aharon Appelfeld mérite de figurer dans la courte liste des grands écrivains qui ont témoigné sur la Shoah, au même titre que Primo Levi, Imre Kertesz ou Elie Wiesel. Pourtant, il ne le revendiquait pas : « je ne suis pas un écrivain de l’holocauste et je n’écris pas sur cela. Mais j’écris sur des hommes juifs ».
Il possède un point commun avec Claude Lanzmann : il ne nous montre pas directement la Shoah, en l’occurrence il ne décrit pas dans ses livres l’intérieur des camps, l’horreur des camps, il décrit « tout le reste » : comment on en est arrivé là avant la Shoah, avec la menace de plus en plus pesante sur la vie des familles juives d’Europe Centrale, mais aussi comment on peut survivre et se battre contre un destin de mort, puis comment on peut se reconstruire après la Shoah. Son message est aussi intense que celui de Claude Lanzmann, et il réussit en même temps à porter de lumineuses perspectives d’espoir.
Il a vécu une jeunesse singulière : né en 1932 en Bucovine, aux confins de la Roumanie et de l’Ukraine (mais dans une région encore marquée par les traces de l’empire austro hongrois dont sa famille a hérité une culture germanophone), il a pu s’évader, tout jeune enfant, d’un camp de concentration. Il a survécu, tantôt caché, tantôt seul dans la forêt, tantôt pris en charge par des partisans juifs et ukrainiens puis par l’Armée Rouge. Après la guerre il est parti vivre en Israel. Sa mère a péri dans un pogrom en 1940. Il a miraculeusement retrouvé son père en Israel en 1957.
Comme Boris Cyrulnik, il incarne parfaitement la résilience telle qu’elle a été conceptualisée par ce grand médecin. Mais il a dû, en plus, mettre de côté sa langue maternelle- l’allemand- pour apprendre l’hébreu et terminer ses études avec un diplôme de l’Université Hébraique de Jérusalem. On imagine les difficultés qu’il a pu affronter en se reconstruisant ainsi, comme s’il abandonnait un ancien corps pour se glisser dans un nouveau. Il définissait l’hébreu comme « sa langue maternelle adoptive ». Et, dans certains cauchemars, il avait peur de perdre cette langue et de retrouver complètement démuni. C’est ainsi qu’il est devenu un grand écrivain israélien dont quasiment tous les livres nous parlent de l’Europe, de notre Europe : ce que d’ailleurs certains de ses pairs israéliens lui ont reproché car il n’a jamais abordé les problématiques contemporaines du Proche Orient.
Une première impression m’a envahi quand j’ai commencé à lire Aharon Appelfeld. Alors qu’il décrit des thèmes très sombres, son expression et ses phrases sont d’une grande douceur, je parlerais presque d’une écriture simple et reposante. Ainsi nous comprenons tout de suite les récits qu’il nous livre ainsi que les idées, les sensations et les émotions qu’il nous apporte.
Ses descriptions sont souvent imprégnées de lumière, ou d’ombres et de lumière : ces mots reviennent très souvent dans ses phrases, Ce n’est pas par hasard que la plus récente traduction française, posthume, s’intitule « Des jours d’une stupéfiante de clarté » (Editions de l’Olivier, février 2018). L’action se situe dans les semaines suivant la libération des camps de concentration, en Europe Centrale, près de l’Autriche, c’est la fin du printemps, il fait beau, les récoltes mûrissent et la lumière semble redonner du sens à la vie, empêcher le héros principal, un jeune homme, de sombrer dans le néant, et rallumer la flamme de l’espoir. Et pourtant, que d’horreurs et de drames sont suggérés, sous-jacents à ce retour vers une existence normale. A la fin du livre, le commandant d’un peloton de partisans lui dit avant de le quitter : « Que tes bien-aimés soient toujours avec toi. Marche tout droit, franchis le pont, et tu arriveras chez toi avec la dernière obscurité de la nuit. »
Avant son décès, « Les Partisans »( Editions de l’Olivier- 2015) était le seul livre que j’avais lu : j’y avais trouvé aussi une écriture d’une grande simplicité, très compréhensible : et aussi une clarté, une énergie vitale, un optimisme , qui contrastaient avec la dureté de ce récit ; Ces partisans traqués dans les forêts et les montagnes de l’Ouest de l’Ukraine menaient, avant les combats victorieux de l’Armée Rouge, une lutte désespérée et témoignaient aussi du refus de la soumission et de la résignation face à l’horreur nazie.
A l’exception de « Histoire d’une vie », autobiographique, les livres de Aharon Appelfeld sont des fictions, soit tirées d’un épisode de sa jeunesse, soit construites à partir des évènements imaginés dans une Europe Centrale assez nostalgique, très proche de l’Autriche, dans les années troubles précédant la seconde guerre mondiale, mais aussi dans la période qui a suivi.
C’est ainsi que « La chambre de Mariana » évoque la période où il était contraint de se cacher chez des paysans pour échapper à la mort, souvent en cachant qu’il était juif (il était blond et pouvait être pris pour un petit garçon ukrainien) et décrit, non seulement comment le héros du livre survit, mais aussi comment il découvre, avec beaucoup de simplicité et de douceur, les gestes et les premiers émois de l’amour.
Lorsqu’il imagine le sort des Juifs dans les années d’avant-guerre, son récit se fait plus complexe, plus âpre ; à l’évocation nostalgique d’un passé révolu ( les vacances familiales à la campagne, les concerts et les plaisirs culturels de la ville) se surajoutent des évènements absurdes et fantasmés (Appelfeld évoquait souvent les fantômes qui le hantaient) : l’arrêt d’un train de nuit en pleine campagne pour que les autorités procèdent au contrôle des Juifs ,qui sont « différents des autres », l’irruption de personnages bizarres et hostiles, la solitude croissante des personnages juifs. Tout se délite, tout devient absurde et incohérent. On pense à Stefan Zweig, mais aussi à Kafka, qui l’inspirait beaucoup.
Dans un de ses livres les plus intenses, « Le temps des prodiges » (Belfond, 1985, réédité chez Points), après une description sans concession de tous ces signes prémonitoires de la catastrophe, il aborde dans la dernière partie du livre le thème du retour d’un survivant, quelques années après.
On y trouve, comme chez Imre Kertesz dans « Le chercheur de traces », la même atmosphère d’indifférence, voire d’hostilité et la même ambiance d’absurdité croissante : et les mêmes interrogations lancinantes sur la « culpabilité » du survivant. Il nous montre ainsi qu’il ne se fait aucune illusion sur la persistance des ombres du passé notamment en Europe Centrale. Son message d’optimisme, d’amour et d’espoir pour l’avenir en est d’autant plus fort.
Je ne voudrais pas terminer cette chronique sans rendre hommage à Valérie Zenatti, qui, grande admiratrice d’Aharon Appelfeld, a réalisé de nombreuses traductions de ses œuvres. Elles sont en elles-mêmes d’une très grande qualité littéraire et nous permettent de mieux connaître toutes les facettes de l’immense talent de cet écrivain qui, comme Claude Lanzmann, restera présent dans nos mémoires et continuera à nous donner des raisons de vivre dans l’espoir et la clarté.
Signé Vieuziboo