Nouvelle archiconnue de Guy de Maupassant, elle met en scène un petit échantillon de la société française du Second Empire, au moment où les Prussiens ayant envahi la France, après la honteuse défaite de Sedan, s’apprêtent à lui infliger l’un des plus coûteux camouflets de son histoire.
Je m’étais promis de relire cette nouvelle, qui déjà, quand j’avais 10 ans, m’avait fortement impressionnée et qui reprenait de l’actualité dans un contexte international de guerre d’occupation que nous connaissons aujourd’hui en Ukraine. Des dizaines d’années plus tard, qu’allais-je y trouver ?
Je vais m’appuyer sur quelques citations, car le style de Maupassant est juste extraordinaire.
Quelques remarques sur la situation à Rouen, au préalable. On est en hiver 1870-1871 à Rouen, c’est la débâcle, tout le monde se calfeutre, attendant le pire :
« Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. […]
Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait à pied, entre deux officiers d’ordonnance. […]
La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs. »
Et puis, ça y est les Prussiens sont là, ils sont dans la ville qui s’est rendue, et on a peur, quoiqu’on soit déterminé à se soumettre et à préserver ses biens le plus possible. Cela s’appelle la collaboration, mais on ne le dit pas :
Car la même sensation reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d’une brutalité inconsciente et féroce.[…]
Dans beaucoup de familles, l’officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre .[…]
Je souligne l’ironie féroce de Maupassant, qui montre que l’ennemi plaint la France, tout en concédant que personne n’aime la guerre, suggérant par là même que lui, le Prussien, n’a pas reculé comme ces lâches de Français.
Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.
J’adore : « l’odeur de l’invasion ! ». Effectivement, la présence d’une armée d’occupation change le visage d’une ville et jusqu’à en perturber le goût des aliments !
Bref, on est en plein hiver, il neige et quelques bons bourgeois décident de fuir pour se réfugier en campagne, à Dieppe, dans un lieu où, si les choses tournent mal, on pourra encore quitter le pays, se mettre à l’abri, retrouver ses petites affaires. Dans la diligence, il y a un couple d’aristocrates de la meilleure lignée normande, (représentant l’opposition Orléaniste à Napoléon III), un couple bourgeois (des commerçants, marchands de vins), deux religieuses (l’Église catholique ne dit pas un mot et se soumet à tout), un couple d’industriels (propriétaire de filatures de coton), un républicain (un bon vivant, paillard et athée, qui chante la Marseillaise), et une femme galante, Boule de Suif ainsi nommée à cause de son embonpoint.
Les femmes de la diligence « devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère. »
Si les femmes se drapent dans une fausse pudeur face à la fille de joie, les hommes, eux « Bien que de conditions différentes, se sentaient frères par l’argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte. »
Et encore une fois l’ironie mordante de Maupassant qui assassine ce beau monde d’un trait de plume :
« On s’entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. »
Maupassant ne fait pas plus confiance aux religieuses qu’aux Républicains démocrates :
« Les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. »
On arrive péniblement, à la nuit tombée, à un relais de poste, et j’admire la description du Prussien, (qui parait être d’ailleurs plutôt alsacien :
« À côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant. »
Toute l’histoire qui suit va alors montrer à quel point ces gens sont non seulement hypocrites et ingrats, mais aussi les plus beaux salauds qu’il puisse exister. À côté, le péril prussien semble bien fade et, en tous les cas, bien plus humain.
J’avais vu ce récit mis en scène au Lucernaire en juin dernier. Tous les personnages étaient joués, comme c’est de coutume dans ces petites scènes parisiennes, par un seul acteur, André Salzet, inimitable de délicatesse et de précision. Il le fallait car ce texte est un pur chef-d'œuvre.
Je mesure la distance entre les Français de 1870 et les Ukrainiens de 2022, mais il est vrai qu’ils n’ont pas affaire à des officiers aussi élégants que le Prussien du relais de poste : « Sur la neige qui fermait l’horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées. Il s’inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes, qui eurent, du reste, la dignité de ne se point découvrir. »
La morgue de ce militaire, certes humiliante, n’égalera jamais la bestialité des soldats de Poutine.
« L’officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelque bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux. »
À relire donc, c'est un bonheur !