Je lis un journal numérique régional met un point d’honneur à diffuser chaque jour au moins une bonne nouvelle. C’est quelquefois « tiré par les cheveux », mais je reconnais que ça ne nous fait pas de mal d’en prendre connaissance, quelquefois avec le sourire devant une certaine frivolité, mais souvent parce que ces bonnes nouvelles, elles aussi, nous font réfléchir.
Et quand il s’agit d’une conséquence positive de la pandémie de Covid, et qui plus est avec mise en cause des géants des technologies nouvelles (la « Big Tech ») qui veulent dominer le monde, cette réflexion sur les temps présents, voire le « monde d’après », peut nous faire du bien.
Où vais-je en venir ? En fait, il s’agit d’une info passée inaperçue l’an dernier lors de la première vague de Covid, mais que j’ai apprise tout récemment, lors d’une visioconférence.
Au printemps dernier, donc, le 7 mai 2020, Google a annoncé par un communiqué qu’il mettait fin à la réalisation d’un nouveau quartier urbain dans la Ville de Toronto (Canada), un prototype de « Google City » où seraient déployées les technologies et recherches de pointe les plus séduisantes, mises au point par les « cerveaux » les plus brillants recrutés pour l’occasion par Google, un morceau de « Smart City » donc où se précipiteraient des futurs habitants désireux d’entrer en pionniers dans « le monde d’après » . Motif de cette brutale interruption : la crise sanitaire ne permet plus la continuation du projet, on a d’autres chats à fouetter.
Cette aventure avait débuté dans l’enthousiasme en 2017. Le gouvernement du Canada, la province de l’Ontario et la ville de Toronto, regroupés au sein de l’agence « Waterfront Toronto » avaient décidé, en vue d’aménager 5 hectares d’une friche portuaire en bordure du Lac Ontario, de lancer une consultation visant à réaliser ce quartier innovant à tous points de vue, et qui pourrait servir d’exemple dans le monde entier. Surprise, le « lauréat » de cette consultation n’est pas un cabinet d’architectes, d’urbanistes ou d’ingénieurs conseils, c’est tout simplement Google, qui décide même de créer une filiale spécialisée, « Sidewalk Labs » pour mener à bien ce projet. Signalons que nous nous trouvons tout près des Etats-Unis : les chutes du Niagara, à la frontière, sont à moins de 100km. D’ailleurs Google recrute pour la direction générale de Sidewalk Labs un certain Dan Doctoroff, précédemment conseiller de l’ancien maire de New York Michael Bloomberg.
En fait, les autorités canadiennes sont ravies de ce choix. C’est l’occasion de se montrer moderne et innovant, d’autant plus que Google promet de mobiliser des « pointures » mondialement connues, on pourrait les appeler « the best and the brightest » dans les domaines concernés : l’architecture, les techniques du bâtiment, les énergies, les transports et la mobilité, etc…Le premier ministre Justin Trudeau, toujours attentif à son image de leader jeune et dynamique, participe « himself » au lancement en grande pompe du projet.
Les premières esquisses semblent à la hauteur des attentes : Sidewalk Labs propose des feux tricolores s’adaptant en temps réel au trafic (le rêve de beaucoup de villes), des espaces publics modulables, des pistes cyclables chauffées en hiver, des robots souterrains assurant la distribution des colis et la gestion des déchets, et tant d’autres solutions miracles. Avec à la clé des logements ultra connectés, des emplois high tech, etc… Et on ne lésine pas sur les moyens, on se fait fort d’investir près de 4 milliards de dollars, dont 900 millions par Sidewalk Labs.
Que s’est-il donc passé pour que Dan Doctoroff indique, dans son communiqué du 7 mai, qu’il doit jeter l’éponge « en raison d’une incertitude économique sans précédent qui s’est installée dans le monde entier et sur le marché immobilier de Toronto » ? Avec comme conséquence immédiate de licencier tous les membres de son équipe et de passer par perte et profits 50 millions de dollars de dépenses déjà réalisées (une paille pour Google direz-vous).
En fait la première alerte n’a pas été financière ou économique, elle a été citoyenne et éthique. En octobre 2018, la référente « éthique » du projet, recrutée par Google, une certaine Ann Cavoukian, précédemment commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario (un peu l’équivalent de responsable de la CNIL), démissionne du projet en déclarant : « J’avais imaginé que nous allions créer une Smart City respectueuse de la vie privée, pas une Smart City de la surveillance ». Car, pour déployer toutes ces innovations, le projet prévoit d’équiper le site d’une multitude de capteurs : caméras, détecteurs de vitesse, mesure des flux de piétons, mesures de température et de vent, mesures de bruit, de qualité de l’air, etc…Le moindre déplacement sur un bout de trottoir vous expose à une bonne douzaine de capteurs, c’est effectivement une surveillance généralisée.
C’est donc bien avant le Covid que des mouvements citoyens se constituent pour contester le projet et obliger les pouvoirs publics à réagir. Car Google voulait garder le contrôle de toutes les données personnelles recueillies dans ce contexte, et refusait leur gestion par un organisme public garantissant la protection de ces données, l’équivalent de notre RGPD. Aucune solution acceptable sur le plan éthique n’a été trouvée en près de deux ans de discussion. C’est dire combien Google est avide de données personnelles à maintenir sous son contrôle, en refusant tout compromis avec des autorités publiques pourtant peu suspectes de radicalité anticapitaliste!
Ce qui n’occulte pas les discussions de gros sous, avec là aussi des manifestations d’avidité financière soigneusement dissimulées lors du lancement de l’opération : Sidewalk Labs voulait mettre la main sur 77 hectares en tout autour du site initial de 5 hectares ! Et réclamait la construction d’une ligne de tramway, à financer sur fonds publics.
Bref, dès le mois de mars 2020, Waterfront Toronto, devait statuer sur la poursuite du projet en laissant entendre qu’il était déjà très compromis. La première vague de Covid a fait reporter la décision de quelques mois, ce qui a permis à Google de prendre les devants et de jeter l’éponge le 7 mai, en évitant ainsi de se faire « virer » du projet. La conjoncture immobilière a bon dos, d’ailleurs dans le monde entier l’immobilier et le bâtiment figurent parmi les secteurs qui se sont le mieux adaptés à la crise du Covid.
Je pense que l’échec de cette aventure constitue bien une bonne nouvelle car il montre que Google et les GAFAMs ne sont ni infaillibles, ni tout-puissants. La technologie n’apporte pas de réponse à tous les problèmes, on ne peut pas fonder un tel projet urbain sur le triptyque « connaître les comportements humains, les modéliser, les optimiser ». Mais il faut savoir résister aux prétentions de la Big Tech, je ne suis pas sûr que nos gouvernants en soient bien capables.
Et même si la crise sanitaire n’a constitué qu’un prétexte, de l’avis des observateurs indépendants les plus compétents, je pense néanmoins qu’elle a joué un rôle dans le comportement de Google. Souvenons-nous que, juste avant l’arrivée du Covid, Google prétendait nous rendre quasi-immortels en repoussant l’âge de la mort grâce au développement des technologies de pointe et des modélisations prédictives les plus sophistiquées : avec des raisonnements reposant sur l’idée préconçue que les grandes épidémies ne séviraient plus et que nos maladies contemporaines, le cancer en premier lieu, réclamaient de plus en plus de techniques de pointe et de moins en moins de « facteur humain ». Alors que l’écologie, la biodiversité, la biologie reviennent en force. C’est vrai pour l’urbanisme comme pour la santé, je reviendrai prochainement sur ce sujet.
Signé Vieuziboo