C’est un des best-sellers de la saison, signé d’une plume prestigieuse. Il vient éclairer une affaire que personne n’avait vraiment remarquée au niveau national ; il s’agit d’un crime épouvantable, celui de la jeune receveuse de l’antenne postale de Montréal-La-Cluse, Catherine Burgod, 41 ans, enceinte de son troisième enfant. Le crime est extrêmement violent : 28 coups de couteau, et on n’aperçoit pas de motif réel. Seuls 3000 euros ont été dérobés. Tout s’est passé très vite, en à peine une demi-heure, à l’ouverture, un matin de décembre 2008.
Il y a cependant un coupable parfait : c’est l’acteur Gérald Thomassin, qui galère avec deux copains pas mieux lotis que lui, dans un appartement situé juste en face de l’agence postale. La scène de crime ne comporte que très peu d’indices, juste une sacoche n’appartenant à personne a été laissée sur le comptoir de l’agence. Il a fallu que le coupable s’échappe très vite, c'est pourquoi les regards se dirigent vers les pieds nickelés qui logent en face. Comme il n’y a aucune preuve, mais seulement des indices troublants et concordants et comme Gérald Thomassin éprouvera le besoin de s’accuser lui-même en avouant à son frère sa culpabilité, il sera mis en prison pendant 2,5 ans et libéré en conditionnelle, en raison d’une durée excessive d’emprisonnement préventif. Puis, longtemps après, l’ADN de la sacoche matche avec un inconnu, ambulancier, qui était passé par là le jour du meurtre. Cela suffit à innocenter Thomassin, mais, dans un ultime retournement de situation, celui-ci, au lieu de paraitre à son procès destiné à le mettre à l’abri de nouvelles inculpations, disparait brutalement en 2019, sans laisser de traces. Voilà donc une affaire qui se termine par un nouveau mystère, par un nouveau « coupable » idéal, qui avoue le vol, mais pas l’assassinat et donc par de nouvelles questions.
Florence Aubenas ne se lance pas dans une enquête journalistique comme on en a vu tellement, de l’affaire Gregory à l’affaire Laetitia. On connait tous ce genre d’enquêtes que peuvent mener, en parallèle à celles des forces de gendarmerie, les journalistes, transformés en détectives, qui interrogent les témoins, recherchent des preuves, des éléments d’enquête, explorent de nouvelles pistes. Il ne s’agit pas non plus d’un reportage fouillé qui suivrait pas à pas le travail judiciaire, du genre « Faites entrer l’accusé » ou encore d’une action militante qui aurait le but de faire éclater la vérité et de résoudre une énigme, comme « Appel à témoins ». Non, Florence Aubenas exploite un genre hybride, à mi-chemin entre le reportage d’atmosphère, l’enquête policière et la fiction, le roman de mœurs, une sorte de Germinal de notre temps.
C’est ce que j’ai ressenti très vite. Il y a quelque chose de froid dans ses descriptions, comme si elle voulait à tout prix rester à l’extérieur des personnages, certainement pour respecter leur intimité et leur dignité. Mais cette distance polie nous prive de la possibilité de nous identifier, de compatir, et même de comprendre. Florence Aubenas tourne autour des gens, papillonne dans leur vie, reste sagement à la lisière de leurs maisons, dans les paysages péri-urbains de la Vallée du Plastique, comme a été surnommée cette région, proche du lac de Nantua, que les usines plastique ont fait vivre jusqu’à présent. Il n’y a pas non plus de point de vue sociologique, rien n’est vraiment raconté sur le monde ouvrier, dont ne faisait pas partie d’ailleurs, la petite bande de paumés dans laquelle évoluait Gérald Thomassin. Mais on comprend bien que la Vallée survit péniblement, que la misère s’étend avec la désespérance sociale.
« L’hôpital, la maternité, les mutuelles sociales et agricoles ou le service des hypothèques tout a été compressé, délocalisé, précarisé, fermé. Devant la gare, les trains passent, mais ne s’arrêtent plus. Plus de six cents emplois institutionnels ont disparu, par vagues, en silence, un des plus grands plans sociaux de la région qui n’a jamais dit son nom. »
À la réflexion, tout est vu au plus proche de ces laissés pour compte qui rôdent autour de la poste de Montréal-La-Cluse. Ils n’ont pas de boulot, ou alors de petits jobs saisonniers qu’ils arrivent à dénicher à l’agence d’intérim, ils se shootent à la bière et aux drogues diverses, héroïne, amphétamines, Méthadonne et Subutex, bref tout ce qui peut transiter par la Vallée. Ils trainent de petits larcins en séances de cinéma, squattent des fêtes foraines où ils se livrent parfois à des bagarres entre potes.
Leur histoire est désolante. Celle de Gérald Thomassin particulièrement. Avant d’être une vedette de cinéma, il a connu les foyers, les viols, les mauvais traitements, l’absence d’affection d’une mère, elle aussi droguée jusqu’à en mourir.
Décrit comme « gentil » sur les plateaux, il n’a jamais pu se construire un avenir à lui. Il dépense tous ses cachets d’acteur, goulument, en alcools et en drogues. Il est donc régulièrement fauché et il sombre de plus en plus dans la déchéance.
L’approche de Florence Aubenas, toute en délicatesse et distance respectueuse conduit à ce que Gérald Thomassin n’apparaisse que comme une ombre, un fantôme, un personnage fuyant, dont on ne parvient pas à saisir le squelette, l’âme, la vérité. Au fond, sa psychologie est imprégnée du mystère de sa disparition finale. La silhouette s’est fondue dans le décor, littéralement évanouie dans un endroit incertain. Peut-être dans la folie du monde ?
Toute la petite ville de Montréal-La-Cluse, semble, elle aussi, avoir basculé dans la dépression. En lisant ce livre, j’avais l’impression de me retrouver dans une photographie noir et blanc de la France d’en bas, celle de tous ceux qui ne voient pas comment s’en sortir, ceux qui sont piétinés par la mondialisation et qui n’ont plus que le lac pour seul horizon. Beaucoup tentent le suicide. La postière avait déjà fait plusieurs tentatives de suicide, idem pour Thomassin et pour les autres, ceux qui remuent encore, dans les bas-fonds où les cris ne servent à rien, où tout est enveloppé par le silence des rugueux hivers, où rien n’échappe, mais où tout se perd…dans les brumes…C’est tellement fréquent que tout le monde est bien convaincu que Catherine Burgod a réussi son suicide cette fois-ci. Envisager l’assassinat était juste impossible.
J’ai beaucoup aimé la plume littéraire de cette grande journaliste. Elle sait brosser une atmosphère d’une ligne, d’un détail, d’une comparaison. Des exemples :
« Le lac a pris un aspect velouté, couleur d’orage ».
« Au Rond-Point près du lac, des camions crottés jusqu’au pare-brise, avancent l’un derrière l’autre, balançant autour d’eux de lourdes giclées de neige et de boue. Les moteurs gueulent sous un ciel bas, opaque, qu’épaissit encore la fumée des pots d’échappement. L’autoroute vers la Suisse ou l’Italie n’est pas loin. Dans la vitrine de la pâtisserie Debroyere, les décorations de Noël jettent un halo doré. »
La nature est parfois décrite en contre-champ, comme un havre de douceur.
« Ici la vie coule, transparente comme un verre d ‘eau. »
« C’est un jour d’été dans toute sa pureté, au milieu des sapins. Le sous-bois gazouille, soupire, murmure, avec, parfois les trottinements d’une petite bête soyeuse. »
Voilà un bel exemple de la concision de Florence Aubenas évoquant d’un mot l’ambiance de la cathédrale :
« La sonnerie de son téléphone trouble soudain la splendeur pourpre et silencieuse des vitraux de Saint Sauveur. »
En Résumé :
C’est bien, mais à mon avis ce n’est pas le meilleur livre de Florence Aubenas. Elle y est trop absente.