C’est inimaginable à quel point le théâtre me manque ! et pourtant j’essaie de regarder le plus possible de retransmissions de mises en scènes anciennes et même d’écouter des lectures de mises en scène virtuelles. Rien n’égale la présence des acteurs, c’est même pour ça qu’on préfère le théâtre au cinéma !
Ceci étant cette mise en scène de Mithridate est bien la plus belle représentation de ce que j’appellerais un genre nouveau : ce n’est pas du cinéma, et ce n’est plus du théâtre à proprement parler. Cette mise en scène a été complétée par une captation télévisuelle qui lui confère quelque chose de plus, une magie nouvelle, une présence particulière. Car la prise de vue est non seulement géniale, mais elle présente cette singularité de s’adapter remarquablement à la fois au parti pris de la mise en scène et aux conditions de la diffusion télé.
Pour la mise en scène, Eric Vigner a choisi un clair-obscur traversé de lumières scintillantes : tous les plateaux sont plongés dans le noir, les personnages surgissent de la nuit. Les éclairements viennent, en lumière indirecte, par reflets:
Il s’agit d’une vraie composition esthétique, à la manière des peintres, de Rembrandt ou du Caravage. Ce n’est pas gratuit, car grâce à cette obscurité, les visages, en gros plan, sont sculptés par les ombres, déchirés par les flammes, découpés par le noir qui les entoure. Et comme la caméra s’approche très près, le clair-obscur accentue les expressions et souligne la dramaturgie.
C’est toujours un challenge de jouer Racine car, comme ce sont les plus belles phrases, le vocabulaire le plus pur et les tournures de style les plus parfaites de la langue française, en fait, tout est dans le texte. Le jeu n’est pas secondaire mais doit avant tout servir le texte. La sinuosité des alexandrins, le travail sur le rythme et son adéquation à la précision de la pensée, c’est ça la sensualité de Racine, et ce qui en fait son enchantement. Il faut donc rester près des acteurs, pour entendre la musique des vers et ainsi, accéder aux émotions qu’ils transmettent, comme un courant alternatif, par vagues frissonnantes…
Mais je reviens à la pièce. Honnêtement je ne la connaissais pas. C'est une pièce qui n'est pas beaucoup jouée de nos jours. C’est curieux parce que cette pièce a été en revanche un triomphe de son temps. C’était la pièce préférée de Louis XIV. Racine l’a fait représenter en l’hôtel de Bourgogne en 1673. Il avait la trentaine. Molière est mort cette année-là, pendant la représentation du Malade Imaginaire au Palais Royal. Racine avait encore une vingtaine d’années à vivre. Il était amoureux de Mademoiselle de Champmeslé, « mademoiselle » qui, malgré son titre d’actrice était tout à fait mariée. C’est elle qui joue le seul personnage féminin de la pièce : Monime.
Mithridate, dans l'Histoire, est le nom d’une généalogie de grands rois (Mithridate VI est le plus connu) qui ont tenu tête à l’expansion romaine autour de la Mer Noire. Le nom est passé à la postérité par antonomase. Mithridate VI avait coutume d’ingérer de petites doses de poisons pour y habituer son corps et résister ainsi aux tentatives d’empoisonnement. D’où le verbe « mithridatiser ».
Le récit? Il s’agit a priori (mais il faut se méfier des a priori chez Racine) d’une histoire d’amour et de rivalités amoureuses. Deux frères sont amoureux de la belle captive de leur père, Monime. C’est un peu œdipien, dès le début. Car comment s’approcher de la femme réservée au père ? Monime, elle, n’en aime qu’un, mais lequel ?
Voilà pour la trame amoureuse. Mais bien sûr, cette intrigue n’est pas le sujet de la pièce.
Pour ma part, je trouve que cette pièce, comme beaucoup d’autres du théâtre de Racine, est résolument politique. Mithridate est un roi autoritaire, dont on nous dit d’emblée qu’il n’hésitera pas à tuer ses propres enfants en cas de soupçon sur leur loyauté. C’est aussi un roi rebelle qui guerroie contre les Romains et qui ne fléchit jamais devant une puissance étrangère. D'autre part, la rivalité de deux frères, c'est fondateur, religieux, mythologique, c'est une des passions humaines parmi les plus féroces qui soit et qui est la source de guerres civiles désastreuses.
Les deux fils représentent les deux partis, les deux politiques possibles : soit soutenir le père et combattre l’occupant, soit faire alliance avec les Romains et donc contester la légitimité de l’action du père. Nous sommes à Nymphée, sur les rives du Bosphore, en 72 avant JC. Le fils loyal, celui qui soutient et prolonge la politique du père sera finalement l’héritier, celui à qui sera confié le soin de protéger le royaume. (On comprend ce qui avait séduit Louis XIV)!.
Maintenant que le pitch est dessiné, il faut se demander en quoi cette pièce peut nous parler aujourd’hui ?
J’y ai trouvé pas mal de références non pas à l’actualité, mais au contexte actuel. D’abord cette pièce est remplie de « fake news », de trahisons, de tentatives de suicide, de morts violentes, de guerres, de luttes intestines…
Fake news : les bruits courent, à toute allure, sans qu’il y ait eu besoin de réseaux sociaux et d’internet!!. On annonce la mort du père, puis celle d’un de ses fils. Quelqu’un ( ?) a murmuré à l’oreille du roi que ses fils s’intéressaient à sa promise. Bref, tout se sait, on ne voit pas comment, mais les rumeurs ne tardent jamais à venir aux oreilles des principaux intéressés.
Trahisons : cette pièce est vraiment le théâtre de la trahison. Tous les personnages trahissent au moins deux fois dans une pièce censée se dérouler sur une journée. Les deux fils trahissent le père, et se trahissent entre eux. Monime trahit sa parole vis-à-vis de Mithridate et trahit aussi son amant en révélant ses sentiments quand il eût mieux valu ne pas tomber dans le guet-apens tendu par Mithridate. Ce dernier trahit aussi sa future épouse en la faisant avouer par ruse puis en retirant son offre. Etc…
Morts et suicides: Monime tente de se suicider à deux reprises et c’est finalement Mithridate qui se donnera la mort sur scène dans un retournement de situation de dernière minute.
Pour finir, le théâtre ainsi joué, sans la présence du public, mais en utilisant les gros plans, les lumières et la proximité (même virtuelle) du téléspectateur, s’apparente aux techniques de l’ASMR. Les bruissements, les moindres inflexions du verbe, les plus petites expressions des acteurs apparaissent comme grossis sous un microscope, amplifiés par l’écran TV, et gagnent en intimité ce qu’ils ont perdu en présence.
Je ne souhaite pas bien sûr que le théâtre tout entier se déroule désormais ainsi, mais, dans le cas d’espèce, c’était remarquablement bien adapté à la langue de Racine.
Je recommande : en replay sur la chaine CULTUREBOX, c’est excellent.
Mise en scène et scénographie Éric Vigner
Avec Thomas Jolly Philippe Morier-Genoud, Stanislas Nordey, Jules Sagot, Yanis Skouta, Jutta Johanna Weiss