La lecture du livre de Joy Sorman, « A la folie », m’a fait une forte impression. Je partage tout à fait la présentation du récent post sur ce livre, et en particulier sa conclusion : ne sommes-nous pas tous, sans le savoir, en train de devenir prisonniers d’un vaste hôpital psychiatrique, notre société ou notre pays, tout en nous battant pour sauver notre élan vital, notre capacité à vivre libre et toujours en recherche de nouvelles idées et de nouvelles expériences ?
Plusieurs passages de cet ouvrage à la fois singulier et passionnant me conduisent à questionner le rôle social de la psychiatrie et la place dans la société des « malades mentaux » que faute de mieux on continue d’appeler « fous ». Où en sont les relations entre folie et société ?
À première vue, le constat n’est pas réjouissant. Non seulement la société, c’est-à-dire les institutions, les politiques, les juges ,les savants, les pédagogues, les entreprises, a depuis longtemps souhaité isoler et cantonner à part « les fous » en les confiant à une institution spécialisée, les hôpitaux psychiatriques (créés dans chaque département par une loi de 1838 et dénommés « asiles d’aliénés » avant les années 1930), mais, depuis les années 1990, ces hôpitaux spécialisés sont soumis, comme tout le système français de santé, à une recherche effrénée de normalisation, de standardisation des actes de soin et de traitement de la maladie mentale, le tout dans un contexte de pénurie croissante de crédits. Les hôpitaux psychiatriques et leurs malades, sont en grande souffrance.
Mais n’oublions pas d’autres approches de cette relation de la société avec la folie. Avant tout, la société, c’est tout simplement le monde réel, dans ses contingences, mais aussi sa variété et ses innombrables situations, plus ou moins attendues. À l'inverse des idées reçues, Joy Sorman nous rappelle que les fous sont confrontés, souvent avec violence, avec le réel : « Certains disent de Franck, et de tous les autres, qu’ils perdent le réel, qu’ils perdent le contact, quand c’est l’inverse. Il y a plutôt excès de réel, ils en crèvent de ce réel trop proche, trop fort, trop grand, qui leur colle aux basques et au cerveau ». De plus, son livre évoque à juste titre la période des années 70, justement avant cette grande vague de « rationalisation/rentabilisation », durant laquelle des soignants et des responsables humanistes et inventifs cherchaient à développer des relais extra-hospitaliers, à « réintroduire les fous dans la ville ». Un des pionniers de cette approche était un grand psychiatre, Lucien Bonnafé, qui considérait qu’il « était urgent de rendre la folie à la société, d’utiliser à bon escient le potentiel soignant contenu dans le peuple ».
Quel idéalisme, quelle utopie, direz-vous !
Et pourtant, je voudrais rendre hommage aux méthodes qui ont été à cette époque développées, je n’ose pas dire aux théories, et qui relevaient entre autres de ce que l’on a appelé la psychothérapie institutionnelle.
C’est bien abstrait, direz-vous, et déconnecté de nos problèmes quotidiens, a fortiori des réponses à trouver face à une société de plus en plus violente, en perte de repères et de valeurs, où chacun, chaque groupe familial ou humain se sent de plus en plus démuni, voire disloqué. C’est cela l’irruption de la folie dans notre société.
Détrompez-vous, par cet hommage, je vais évoquer deux « pionniers » de la psychothérapie institutionnelle, des personnages hors du commun et qui se sont engagés, ont combattu pour leurs idées dans les périodes les plus troublées du vingtième siècle. En fait ils ont joué un rôle décisif dans l’ouverture des anciens « asiles d’aliénés » sur la société, sur la ville, sur la vie en somme. Et ils ont enfin traité ces malades comme des êtres humains.
Le premier, Lucien Bonnafé (1912-2003), cité plus haut, apparaît plusieurs fois dans l’ouvrage de Joy Sorman et ce n’est pas étonnant. Doté d’un grand charisme, il a formé plusieurs générations de médecins et de soignants à une conception novatrice de la psychiatrie qu’il définissait comme « désaliéniste », qui a conduit à mettre en place l’ouverture de l’hôpital et des soins sur l’extérieur avec la psychiatrie de secteur au début des années 1960. Il a connu un parcours hors norme, proche des milieux surréalistes avant la guerre, puis sous l’occupation médecin à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère. Il y participa avec François Tosquelles, que je vais évoquer plus loin, à l’expérience novatrice de transformation de cet hôpital perdu dans les Cévennes où, face aux privations de cette période, les malades et la population avaient appris à s’entraider, en fait à vivre ensemble. À accueillir aussi des résistants et des persécutés. Paul Eluard y séjourna. Et Lucien Bonnafé s’intéressa à l’art des fous, le fit connaître à Jean Dubuffet et fut un des précurseurs de l’art brut ». Puis, résistant, il participa, dès la Libération, au Ministère de la Santé, à la définition d’une politique psychiatrique émancipatrice pour tourner la page des anciens « asiles d’aliénés ». Adhérent du parti communiste, qu’il ne quitta jamais de 1934 à sa mort, il avait su marquer son indépendance de pensée, d’une part en considérant que la psychanalyse, à laquelle il n’adhérait pas, n’avait pas que des mauvais côtés (elle était alors dénoncée comme « doctrine bourgeoise » par les communistes), d’autre part en dénonçant publiquement les internements psychiatriques de dissidents en Union Soviétique.
Si Lucien Bonnafé est le plus connu de cette grande époque de la psychiatrie, il est impossible d’évoquer Saint-Alban sans honorer François Tosquelles (prononcer Toskéyèss), qui a donné son nom à l’établissement actuel devenu Centre hospitalier spécialisé, suivant la dénomination en vigueur.
Qui était François Tosquelles ? Tout d’abord un médecin catalan, né en 1912 à Reus près de Barcelone. Très attaché à ses origines catalanes, toute sa vie, il parla espagnol ou français avec un accent à couper au couteau. Quand on a la chance de trouver une vidéo de lui, on lui trouve une certaine ressemblance avec Salvador Dali ! Rien ne le prédisposait à devenir une « star » de la psychiatrie française, mais l’Histoire est passée par là. Militant révolutionnaire dès sa jeunesse, il fut un des fondateurs, puis un des leaders du Parti ouvrier d’unification marxiste (le POUM), qui contribua à défendre Barcelone contre les franquistes durant la guerre civile espagnole. Après avoir courageusement combattu (et travaillé comme médecin) jusqu’à la défaite finale des Républicains espagnols, il fit partie des réfugiés qui se retrouvèrent dans des camps d’internement dans le sud de la France en 1939. C’est là que le directeur de l’hôpital de Saint-Alban alla le chercher, on avait proposé à l’hôpital des ouvriers, des plombiers, des électriciens réfugiés, mais il y avait aussi un médecin psychiatre ! Le plus remarquable, c’est qu’il y rentra comme simple infirmier avant de refaire tout le cursus des études françaises pour être en fin reconnu comme médecin puis médecin-chef. Saint-Alban était déjà un lieu d’innovation unique en France, et François Tosquelles continua à y révolutionner la relation entre soignants et malades, dans le sens d’une plus grande liberté, et à renforcer la participation des malades à la vie locale. Convaincu de l’intérêt de la dynamique des groupes, il créa les « clubs thérapeutiques », des instances où les soignants, les gens « normaux » et les « fous » se rencontraient et dialoguaient sur un pied d’égalité. Il est réjouissant d’apprendre que certains de ces clubs ont « survécu » à la politique de « normalisation » et de restriction des moyens des hôpitaux. Ils sont, de nos jours, encore une trentaine, regroupés dans le « Terrain de rassemblement pour l’utilité des clubs », le « Truc » !
Cette survivance des démarches de ce grand psychiatre est une des rares lueurs d’espoir dans le sombre tableau que nous dépeint Joy Sorman. Car non seulement la politique menée dans les hôpitaux psychiatriques a étouffé les initiatives et la créativité (rendez-vous compte, on n’arrive pas à y tarifer l’activité comme en chirurgie, alors, on leur réduit les crédits !), et en même temps la société rejette de plus en plus d’exclus, tout en manifestant, paradoxalement, des exigences de plus en plus fortes vis-à-vis de la psychiatrie, comme si cette dernière pouvait « réparer » ou « remonter » des « machines humaines » déglinguées…
Mais la voie de l’isolement, de l’enfermement et de l’exclusion est une voie sans issue. Il faut accepter la folie dans la société. Je laisse conclure François Tosquelles : « La qualité essentielle de l’Homme, c’est d’être fou. Tout le problème, c’est de savoir comment il soigne sa folie ».
signé Vieuziboo
PS Nous continuerons nos réflexions sur la folie dans de prochains posts, cela s'impose au vu de nos conditions actuelles de vie!