Etait-ce une petite maison au fond des bois ? Ou du moins noyée dans de sombres massifs de verdure ? Ainsi m’apparaissait-elle dans mes souvenirs. Je me l’imaginais comme enveloppée d’une brume mystérieuse, le plus souvent le soir ou la nuit. Il fallait se rapprocher pour discerner, derrière des haies et des buissons, une courte allée qui menait à cette demeure. Une petite demeure, mais une vraie maison néanmoins, pas une cabane, avec même deux étages. Un petit salon, une chambre et une cuisine au rez-de chaussée, une chambre à chaque étage.
Et pourtant…Il ne s’agissait que d’un simple pavillon de la banlieue parisienne, dans son petit jardin, comme tant d’autres, ni plus grand ni plus petit. Et n’exhibant aucune richesse particulière au regard du simple visiteur. Mais elle m’apparaissait comme un havre de confort et de paix. Un havre qui se mérite, il fallait marcher une bonne dizaine de minutes depuis la sortie du métro, quitter progressivement les hautes silhouettes éclairées des immeubles collectifs, pour retrouver cette maison si singulière au milieu de tant d’autres.
Si vous me demandez ce qui faisait l’âme de cette maison, je vous réponds sans hésiter : c’était Elena, la mère, toujours accueillante aux visiteurs, toujours prête à les retenir pour partager un thé, un apéritif, ou un dîner. Et je savais que je serais toujours attendu comme un ami.
Mais Elena n’était pas qu’une simple maîtresse de maison. Elena avait tellement d’histoires à raconter, comme si elle portait avec elle tant de mystères à dévoiler et raconter, à celles et ceux qui savaient gagner son amitié.
Elena était une artiste peintre réputée dans sa ville, et aussi dans les salons de Paris, où elle exposait chaque année. Elle savait, dans ses natures mortes et ses portraits, combiner des couleurs lumineuses, chatoyantes, mais jamais agressives. Ses tableaux vous remplissaient de bonheur et de tendresse. Ils suggéraient des parenthèses enchantées au milieu de tristes et monotones journées et vous aidaient à repousser les soucis et à soulager vos peines.
Et pourtant… Elena et sa famille en avaient connu, des drames et des malheurs. Sa ville natale n’était qu’un champ de ruines, perdu dans les steppes de l’Est, à l’issue de la dernière guerre. Et beaucoup des membres de sa famille y avaient péri. Elle n’y était retournée qu’une fois, et n’avait presque rien retrouvé. Sa vie en France n’avait pas toujours été facile. Petit à petit, quand je l’ai connue, j’ai compris combien de drames elle avait traversés, combien d’efforts elle avait fournis pour les surmonter. Mais Elena avait su s’affranchir de toutes ces peines car elle avait découvert les joies de la création artistique, les plaisirs toujours renouvelés des voyages, car elle aimait l’Italie, le pays des arts, le soleil, l’amitié.
Et surtout Elena avait créé ce foyer de bonheur, dans cette petite maison au fond des bois, avec Georges, son mari. Georges, pourtant si différent. Abrupt au premier abord, il semblait répondre à vos salutations par un grognement rauque. Georges avait eu sa part de drames, il avait dû, tout jeune étudiant, quitter son pays natal pour trouver ici une vie meilleure. Son travail d’ingénieur l’absorbait beaucoup, il était fier de voyager, de participer à des congrès et des expositions. Mais lui aussi appréciait plus que tout les soirées en famille dans la petite maison. Et vous pouviez découvrir dans cette précieuse intimité, qu’il était un homme généreux et tolérant.
Mais, me direz-vous, comment êtes-vous devenu cet ami, accueilli chaleureusement, et invité à partager des moments de détente, mais aussi de soutien et de réconfort dans cette famille ?
C’est tout simplement grâce à mon amitié avec Alexandre, le fils cadet de Georges et Elena. Nous nous étions connus en vacances, lycéens d’abord puis étudiants dans le même domaine. Un été, Alexandre m’a fait parcourir Paris dans tous les sens. Je me rappelle une journée où nous avions traversé la ville à pied, d’est en ouest. Alexandre était vif, volubile, passionné d’histoire, d’art, et de littérature, toujours prêt à de nouvelles découvertes, à des explorations inattendues. Mais toujours ravi de retrouver la petite maison au fond des bois, où son jardin secret occupait un étage. L’autre étage était dévolu à son frère aîné Marc, qui nous impressionnait par sa puissance de réflexion et sa maturité. Car Marc, avant même la fin de ses études universitaires, était rentré dans la vie active comme conseiller d’un des gouvernants de l’époque, non par opportunisme mais parce qu’on était allé le chercher à cause de son influence chez ses camarades. Il était fier néanmoins d’être devenu un conseiller du prince dans une époque troublée (déjà à cette époque).
Marc ne demeurait plus dans la petite maison mais s’y rendait dès qu’il pouvait. Nous pouvions ainsi refaire le monde tous les cinq dans la petite maison, Elena avec sa voix chantante et son accent coloré, Georges avec un ton grave et péremptoire, et nous trois avec la passion de la jeunesse. Combien nos révoltes avaient dû leur paraître, par moments, dérisoires ! Je m’en aperçois maintenant mais en même temps je leur sais gré de n’avoir jamais cherché à nous contredire ou à nous humilier en raison de notre jeunesse. Ils avaient si bien compris que ce monde, cette société nous étaient transmis, avec leurs joies, leurs troubles et leurs drames, et que nous étions désormais entrés en scène, Marc le premier, pour y faire notre place et peut-être l’améliorer.
Comment je les ai quittés, comment j’ai cessé de fréquenter la petite maison au fond des bois, je ne saurais le dire. Peut-être, après avoir vécu ensemble quelques évènements marquants de l’actualité sociale et politique de l’époque, ai-je eu soudain la tentation de voler de mes propres ailes, de m’émanciper en quelque sorte. Je crains d’avouer que je n’ai plus cherché à y retourner lorsque j’ai commencé à travailler dans une autre ville. Avec peu après un deuil familial qui a bouleversé ma vie. Mais ce ne peut être une excuse. En fait, j’étais inconscient et indifférent. Marc et Alexandre aussi, probablement, se sont éloignés de moi sans trop s’en rendre compte. J’ai eu des nouvelles, bien sûr, je sais que Marc et Alexandre ont réussi leur vie professionnelle et ont à leur tour fondé un foyer. Je sais aussi que le travail artistique et la réputation d’Elena ont illuminé sa fin de vie.
Après tant d’années, tant d’activités plus ou moins utiles, tant de projets et aussi tant d’illusions plus ou moins perdues, voilà que nous sommes obligés de nous replier entre quatre murs, dans nos chambres, nos appartements ou nos maisons. Sans avoir réussi à changer le monde entretemps. Nous n’avons plus le choix de partager nos vies entre le refuge familial et la découverte du vaste monde, nous sommes obligés de nous confiner. Qu’aurions-nous dit, nous qui étions jeunes à l’époque, si on nous avait imposés cette contrainte ? Que disent et que pensent les jeunes gens de notre époque ? Même si nous cherchons à les héberger et à partager notre vie dans une maison accueillante.
Curieusement, comme si je pouvais ressusciter le passé, j’ai voulu voir ce qu’était devenue la petite maison. Vaine démarche, la petite maison a disparu, les bois aussi, ou du moins la végétation qui l’entourait. A sa place, et à la place des pavillons voisins, se dressent de petits immeubles de deux/trois étages, peints en blanc comme pour mieux souligner le contraste avec les teintes sombres de mon souvenir. La vie ne doit pas y être désagréable, il y a pire comme logement. Il fallait s’attendre à ce remplacement, dans cette ville où l’on manque de place pour loger tout le monde. Mais comment vais-je faire, moi, pour garder mes souvenirs, essayer de comprendre mes échecs, les échecs de ma génération, alors que nous étions si déterminés et si préparés à changer le monde ?
Il me reste à continuer à chercher le secret de la petite maison au fond des bois.
Signé Ziboochéri
Peintures Christian Schloé