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La familia grande (Camille Kouchner 2020 ed Seuil)

La familia grande (Camille Kouchner 2020 ed Seuil)

Eh bien oui, moi aussi je l’ai lu, ce livre dont tout le monde parle dans le Landerneau médiatico-chic de la scène parisienne. Les protagonistes s’agitent sous les feux de la rampe depuis une génération, ils sont si connus, tous, qu’on avait l’impression de faire déjà partie de leur famille, la « familia grande » ; Outre cette proximité d’apparence, il y a, dans le livre de Camille Kouchner, du sexe, du sang, des suicides, des trahisons, des viols, un inceste,  en un mot tous les ingrédients de la tragédie grecque. C’est une famille poursuivie par les Érinyes, et Camille Kouchner, pour se libérer de la malédiction qui entoure les secrets de famille (qui suintent toujours comme on le sait) possède ce courage rare non pas de dénoncer, car les faits sont prescrits, mais de raconter, en spectatrice impuissante, les abus de pouvoir qui ont accompagné son enfance. Même si c’est son frère jumeau, et non pas elle-même, qui en a été la victime centrale, ce qu’elle raconte englobe un périmètre beaucoup plus large qu’un seul secret de famille.

C’est pourquoi je ne vais pas m’attarder sur ce qui fait scandale : l’inceste et le viol commis par le beau-père. Tout le monde a déjà tout dit sur cette histoire et ce n’est pas ce qui m’a le plus intéressée. Non, ce qui m’a fascinée, littéralement, c’est le mode de vie, les interactions, les relations entre les différents membres de cette famille, une famille dans le vent, dans le sens de l’histoire de la France.  J’ai compris que, décidément, cette famille ne ressemblait pas du tout à la mienne. Ses modes de fonctionnement, ses façons de vivre et d’élever les enfants, ses tics et routines, ses codes, ses référentiels, ses projets et ses rêves ne sont pas du tout ceux qui me sont familiers, ni ceux que j’ai vus vivre dans les familles de mon entourage. C’est une tribu martienne pour moi,  une famille certes complètement dysfonctionnelle mais baignant dans une époque dont elle pensait être le produit, dans un environnement écologique réinterprété pour couvrir ses propres lacunes, ses graves manquements, ses excès en tous genres.

D’abord l’ambiance générale : une famille élargie se retrouve dans une grande maison au bord de la mer. Les deux sœurs Pisier ont eu un père collabo, Georges Pisier, qu’elles ont détesté jusqu’à être totalement indifférentes à son suicide à 75 ans. Leur mère Paula (qui s’est également suicidée) avait choisi de divorcer deux fois de son mari et a transmis à ses filles sa farouche revendication de liberté sexuelle. Les filles Pisier (et leur frère Gilles polytechnicien et mathématicien renommé) ont simplement été sommées de réussir de brillantes études, ce qu’elles ont effectivement fait. Elles ont épousé des hommes de gôôche, cousins germains.

À partir de là tout déraille. La haine du père les conduit à embrasser la révolution cubaine (elles n’ont pas été les seules !), et à naviguer dans les milieux, alors montants, de la gauche socialiste. Ah ! Le nombre de familles qui ont caché des pères vichystes en devenant des fers de lance de la « sociale », des chantres du communisme, des Hérauts de la lutte des classes ! Les convictions semblent sincères mais ne vont pas jusqu’à s’« établir », jusqu’à partager le sort commun des pauvres travailleurs dans les usines, ni jusqu’à envoyer ses enfants dans les écoles désavantagées des quartiers qu’il n’est pas question d’habiter. Non, on préfère les camps de vacances fréquentés par les jeunes filles de bonne famille pour apprendre l’anglais et les écoles de prestige dans les beaux quartiers.

Cette ambiguïté idéologique est bien plus qu’une pose théâtrale, c’est aussi un mode de vie. Et les mots, les concepts, les réalités se brouillent. On confond liberté et libertinage, politesse et polissonnerie, amour et sexualité, initiation et grivoiserie, hardiesse et impudeur, impertinence et obscénité, désir et consentement, licence et crime.

On apprend aux enfants à savoir parler, à choisir les mots comme « des armes de combat », on les prépare à la vie mondaine des cercles du pouvoir. Et on se donne bonne conscience en envoyant la bonne polonaise aux cours du soir pour passer des concours !

 

Les adultes ne se gênent pas, au nom de la liberté, pour s’exhiber nus devant les enfants, qu’ils mêlent d’ailleurs à leurs jeux culturels (ex : Mimer des titres de livres comme « La chatte sur un toit brûlant »). La nudité des enfants est également requise, et on se permet des réflexions sur leur physique : « Dis donc, Camille, tes seins, ils poussent », et jusqu’à des injonctions sur les kilos à perdre ou sur l’aisance dont on doit faire preuve en maillot de bain riquiqui.

Sous prétexte de liberté, il est admis de draguer ouvertement la nounou des enfants (mais oui, en vacances on emporte la nounou comme un vulgaire bagage), et de faire du pied à ses voisins sous la table. La mère propose à sa fille de lui faire voir comment on embrasse sur la bouche. Elle lui achète ses premières cigarettes.

Les adultes dansent ensemble langoureusement, les adultes dansent aussi avec les enfants, langoureusement, les enfants s’embrassent entre eux langoureusement, le beau-père danse langoureusement avec le chien et lui bave dans la gueule en guise de baiser. Mais, dans le dortoir des enfants, on s’endort sous la photo du Che, en ressassant les slogans de Mai 68 : « Laissons la peur des rouges aux bêtes à cornes », « La Lutte continue », « la Chienlit c’est lui ».

Il y a aussi des histoires marrantes comme la distribution des rôles dans la grande maison de vacances. Le chef de famille, le constitutionnaliste, attribue les « portefeuilles » ! Ministre des mégots consiste à vider les cendriers chaque matin, et il y a des Ministres du poker, du vin, des clopes, des courses, du tennis…etc !

Ou lors des sorties à Aqualand : il est d’usage d’y oublier un enfant, qu’on vient ensuite rechercher en disant : « Oh ça va on revient toujours ! ».

Bon, tout ça, pourquoi pas, c’est leur vie?.

Mais envers les enfants, ça se corse de plus en plus. On leur répète qu’on les aime, on en a plein la bouche, on leur laisse une grande latitude, on leur fait confiance. Oui, mais quand cette confiance va jusqu’à demander à une petite fille de 8 ans de promener un bébé au parc, toute seule, quand cet amour consiste à ne voir ses enfants que cinq minutes au retour de l’école, quand cette liberté s’accompagne d’une obligation stricte d’avoir les meilleurs résultats scolaires faute de quoi plane la menace d’un désintérêt total, on se demande ce qui peut bien être vrai dans les grandes déclarations d’amour enflammées ?…

Ce qui m’a vraiment frappée et que Camille Kouchner réussit à décrire à merveille, c’est justement toute cette fausseté des sentiments, ces faux semblants, cette fausse affection, cette fausse famille. Pas de liens véritables, solides, sur lesquels se construire : on vit à tout moment sous l’épée du désamour, du rejet, de l’abandon, bref on vit dans la torpeur d’une fausse sécurité affective. Et, de fait, les enfants quitteront ce havre merveilleux où on s’amusait tant, les enfants ne voudront plus y mettre les pieds, loueront même une chambre d’hôtel pour ne pas y passer une nuit, à la mort des sœurs. C’est dire si ce qui a été bâti est resté fragile, branlant, estropié, parce que bâti sur du vent, du sable, des lourds secrets, des crimes.

Camille Kouchner aurait pu se taire, elle aurait pu ne s’apercevoir de rien, (comme tous les autres), elle aurait pu prendre les mœurs familiaux pour des pratiques « normales » , habituelles dans son milieu, et donc « naturelles ». C’est bien ça qui est le plus touchant : elle ne s’y résigne pas, elle pense qu’il existe d’autres codes, d’autres réalités, d’autres affections plus vraies et c’est là tout l’intérêt de son récit. Un espoir fou dans la sincérité du monde !

 

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