Pour ma part je ne connaissais Iouri Bouïda que superficiellement avant de voir ce spectacle. Et pourtant ce grand auteur est venu au Salon du Livre de Paris et plusieurs de ses œuvres ont déjà été traduites en français.
C’est un auteur russe contemporain (né en 1954 à Kaliningrad) , qui vit aujourd’hui à Moscou et qui est hyper connu et reconnu en Russie.
Ce livre, « le train zero » a été publié en 1994, soit quelques années après la chute de l’Union Soviétique et la dislocation de l’empire. L’auteur avait alors 40 ans, la moitié de sa vie s’était déroulée sous le communisme.
Ce livre, qu’on pourrait classer dans la veine de Kafka, raconte la vie d’une petite communauté au fin fond de la Russie, communauté créée pour permettre le passage d’un morceau de voie ferrée. Tous ceux qui sont là sont chargés de construire, puis d’entretenir une gare et ses rails. La gare s’appelle la gare numéro 9. Et il a fallu s’occuper de créer le segment de ligne, avec le ballast, les traverses, les ateliers de réparation (au cas où), les entrepôts de charbon, sans sortir du cadre imposé : « cela va de là à là », leur dit le colonel qui est chargé de les surveiller etc…Ils ne savent rien des gares situées en amont ou en aval de leur portion de ligne.
Quand commence le récit, il se trouve que presque tous les habitants se sont échappés. À l’exception d’un homme, un certain Ivan Arbadiev, qui à la faveur d’un printemps, cette « foutue saison où tout remonte à la surface, le bon comme le mauvais », revisite ses souvenirs une dernière fois, avant de mettre la clef sous la porte, probablement.
Car la raison d’être de ce village minuscule était le passage d’un train, un train unique par jour, un train zéro, composé de « cent wagons aux portes bouclées à mort et plombées, deux locomotives à l’avant, deux à l’arrière – tchouk-tchouk… hou-ou ! ». Aux « cent wagons. Lieu de départ, inconnu. Lieu de destination, secret. On tient sa langue ».
Il est bien sûr interdit de savoir ce que transporte ce train aux wagons plombés, ni à quoi il sert de veiller à sa ponctualité. Ceux qui voudraient s’aventurer en dehors de la zone n’en reviennent jamais ou bien en reviennent complètement métamorphosés (peut-être par les interrogatoires ou les tortures qu’ils ont dû subir, mais personne ne peut témoigner véritablement). L’oppression est « autour » du village, dans l’ombre, dans la nuit. En fait, il existe une sorte d’espace de liberté au sein de la communauté, mais le danger est à l’extérieur.
Enfin, si on peut appeler liberté, le fait de vivre en totale dépendance (dévotion) du passage de ce train, tous les jours à minuit zéro zéro, dans un grand fracas de bielles et de pistons.
Dans cette ambiance crépusculaire, guidées par la peur, les femmes accouchent systématiquement de bébés mort-nés, tandis qu'une morte donne naissance à une petite fille vivante. Le héros, orphelin abandonné, fils « d’ennemis du peuple » est contraint de servir «la Patrie ». N'ayant « pas de passé ni même de présent », il «est l'avenir» : le prototype de l'homme nouveau, une mécanique qui doit le transformer en "bête humaine".
Dans cet univers métaphorique, il y a Fira (« et puis y a Fira, qu’est belle comme un soleil » aurait dit Brel), une jeune femme qui se lave parfois dans une petite bassine quand un rayon de soleil traverse la pièce, et dont Arbadiev voit le cœur en transparence, comme on voit les organes d’un tout petit oiseau fragile. Arbadiev tombe amoureux. Amoureux fou dans ce monde de fous. Fira, c’est la reine des femmes, surtout quand il songe à toutes celles qu’il a connues : les prostituées des gares de la Ligne, Goussia et Aliona, et qui toutes pourriront dans la station 9 ou en essayant de s’enfuir.
Pour servir un texte d’une telle puissance , un comédien parfait Miglen Mirtchev qui fixe un écran blanc, et récite, en voix amplifiée, une voix chaude et profonde, avec un léger accent (le comédien est bulgare) ce texte somnambulique. Il adopte une attitude hiératique, complètement intériorisée, pour nous raconter ses propres pensées.
La mise en scène, dans la cave de l’espace en sous-sol appelé « Le Terrier », du Théâtre Gerard Philipe, nous aspire dans une Russie désolée, âpre et mystérieuse. Aurélia Guillet, qui signe cette mise en scène, a fait appel aux sources lumineuses indirectes : rideaux translucides, bougie, lanterne, néons pour nous projeter dans l’ambiance de fin du monde de cette fable, de cette parabole de la condition humaine. C’est vraiment poignant, on est happé par l’intensité du récit, par son côté fantastique en même temps que profondément métaphysique. Du très grand théâtre, extrêmement réussi.
Des personnages (des voix de personnages) prennent parfois le relais du monologue et on a vraiment l’impression d’entendre parler les murs/morts…
J’avais moi aussi le cœur qui battait à la fin du spectacle.
PS: Comme d'habitude, au théâtre Gérard Philipe de Saint Denis, il y a contraste violent entre les habitants, (la ville étant peuplée quasi exclusivement de populations immigrées en provenance d'Afrique), et ceux qui fréquentent le théâtre. Les spectateurs viennent, sans exception, de milieux soit marginaux (filles avec des cheveux bleus par exple) soit très intellectuels (on y repère parfois des journalistes culturels connus).