Voilà un titre bien provocant : qui peut donc être contre la bienveillance ? Surtout dans un monde tout de même très imprégné d’égoïsme, d’indifférence et même d’avidité ?
Yves Michaud est un normalien, philosophe, auteur de nombreux ouvrages souvent consacrés à l’esthétique. Mais c’est aussi est un des concepteurs de l'Université de tous les savoirs (UTLS) et des forums de la démocratie et du savoir. L'Université de tous les savoirs a été créée en l’an 2000 pour marquer le passage au XXIe siècle par une grande encyclopédie vivante de 366 leçons magistrales, une pour chaque jour de l’année, données au Conservatoire national des arts et métiers, institution fondée par l'abbé Grégoire héritier de l'esprit des encyclopédistes. Cette entreprise s’est prolongée jusqu’en 2013, avec, comme objectifs, d'organiser des conférences présentant à un large public la recherche actuelle et de diffuser les savoirs vers le grand public.
C’est donc un universitaire bardé d’honneurs qui a écrit ce livre « Contre la bienveillance » en 2015, après les attentats de Charlie Hebdo.
C’est toujours intéressant de lire rétrospectivement ce qu’un intellectuel pensait de la situation politique de l’époque, surtout quelqu’un comme Yves Michaud, qui ne s’est jamais revendiqué d’une chapelle particulière si ce n’est des courants libertaires. Et justement, si j’ai bien mentionné son implication dans l’UTLS, c’est pour souligner que lui-même n’avait rien à prouver du côté de l’action solidaire et de la diffusion des connaissances au plus grand nombre.
Le 14 janvier 2015, soit quelques jours après Charlie Hebdo, il écrivait : « Ayant beaucoup fréquenté les jeunes lors de notre université de tous les savoirs entre 2005 et 2012, j’ai mesure le progrès galopant de l'anti-républicanisme au lycée ». Et il précisait : « Mes ex-étudiants qui enseignent aujourd’hui en banlieue me disent que parmi leurs élèves, ils ont des jeunes qui peuvent du jour au lendemain devenir des terroristes. Ils cumulent le poids de l’islam, de l’adolescence, de la ghettoïsation qui les fait s’interroger sur leur identité et de la désorientation culturelle. C'est un terreau idéal pour les vocations djihadistes ».
Yves Michaud constate l’incapacité de la classe politique, de gauche comme de droite, à appréhender le phénomène du populisme, « ses raisons et son avenir…les uns agitant les slogans rances de défense identitaire, les autres célébrant béatement le multiculturalisme et les différences. »
Or, on ne base donc pas une "politique" sur la générosité et l’altruisme.
Partant des faits (le populisme, le fondamentalisme religieux et la realpolitik), il explique que la bienveillance doit être réservée aux relations de proximité et n’a que faire des liens entre citoyens, au sein d’une communauté politique. Voilà: il ne s’agit pas d’éliminer un « sentiment » humaniste mais simplement de ne pas fonder une politique sur un excès de bons sentiments. Car dit-il « l’appartenance à une communauté politique se construit « sur le renoncement réfléchi et obligé à certaines particularités » et ceci n’est ni évident ni facile.
Nous pensons tous qu’il faut privilégier le dialogue et la concertation tout en réprimant l’appel au meurtre. Or, le fondamentalisme religieux (qui n’a rien de nouveau) a toujours prêché, à travers les siècles, l’intolérance, donc la haine, la violence et la guerre. De plus, ce qu’il faut remarquer c’est que, dans l’histoire des religions, c’est plutôt le non fondamentalisme qui est l’exception. Nous avons, dans le passé, vécu assez de périodes cruelles pour le savoir. Et aujourd’hui, nous sommes de nouveau face à des citoyens comme nous, sauf qu'ils refusent notre vision de la démocratie : ils refusent la liberté d’expression (sauf pour eux-mêmes???) et même la liberté tout court, qui fonde nos principes de contrat social. La démocratie, ce n’est pas la Sécurité Sociale, ni un guichet où chacun vient réclamer ses propres droits. On ne peut pas par exemple exiger la liberté de conscience pour soi seulement, sans admettre celle des autres (athées, apostats...) et on ne peut pas choisir l’égalité de droit pour soi même en écartant certains (certaines???).
Alors oui, nous nous aveuglons, nous voyons le monde tel que nous le rêvons, un monde où nous allons toujours finir par nous entendre sur la base de nos bonnes volontés réciproques. Et nous nous enveloppons dans la compassion, même les terroristes deviennent des victimes (de leurs enfances misérables, de leur exclusion sociale etc..). C’est alors que nous développons une philosophie de la bienveillance, de la sollicitude, du « care ». Or ce monde rêvé n'est pas le monde réel.
Yves Michaud nous prévient : la morale du « care » élargit considérablement le champ de la dépendance et on arrive à une grande confusion entre les différentes vulnérabilités, allant jusqu’à étendre la vulnérabilité à tous les êtres du monde (y compris les animaux, qui deviennent des citoyens comme les autres!!!). Ce serait approprié et tout à fait justifié, si le monde n’incluait ni souffrance ni mort, ni violence et si nous pouvions soigner toutes les blessures. Car, dans le monde du soin, toutes les plaintes montent de toute part, tous les êtres souffrent et sont dépendants, « tout le monde il est malheureux ». Rien n’est plus sympathique que cette préoccupation (qui n’est souvent qu’apparente, d’ailleurs car de la parole aux actes, il y a une marge). Mais voilà, d’après Yves Michaud, cela détruit le concept même de citoyenneté.
Le rôle de l’Etat, c’est bien sûr, de traiter tout le monde avec humanité mais aussi de veiller à rendre chacun le plus autonome possible afin de construire du COLLECTIF. L’effort de chacun pour élaborer la vie sociale suppose que l’on sépare les sphères de vie (publique/privée) et non pas que l'on fasse advenir une société segmentée, pluralisée, où la notion d’égalité n’est plus une égalité de droits mais « une égalité de voix ». La communauté citoyenne n’est pas une communauté de besoins à combler mais une adhésion volontaire (un engagement) à une vision, un projet commun. Yves Michaud en conclut que le « care » devrait être limité à la morale et ne pas envahir le champ de la politique. L’obsession de la bienveillance nous fait aborder avec compassion, toutes les plaintes, et donc considérer nos compatriotes comme des victimes. Nous développons un idéal humanitaire qui relève de la foi religieuse. Or, dit-il, il y a des croyances et des comportements qui sont réellement intolérables (et que nous ne pouvons « comprendre »). Le populisme n’est pas une illusion qui disparaitra toute seule.
Je me sens en accord avec Yves Michaud sur cette question.
Pour moi, au lieu de s’obséder, (comme le fait un peu trop l’auteur) sur les logiques de guichet qu’il faudrait dénoncer, je pense qu’il serait plus urgent de pouvoir repenser notre démocratie pour que tous les citoyens soient davantage représentés (sans pour autant verser dans une république de la diversité car c’est justement ce qu’il faut éviter). Il faudrait surtout, surtout, que différents points de vue puissent s'exprimer afin que des alliances puissent se construire et qu'il soit possible d'élaborer des réponses communes (réponses qui feront nécessairement appel à des compromis). C’est, longtemps après la parution de ce livre, la question portée par les Gilets Jaunes.
Le livre joue avec les limites, mais c'est bien, je crois que nous avons besoin d'être bousculés de temps en temps.
Et tout cela devrait se faire en utilisant non pas la « bienveillance », mais la JUSTICE : sociale, fiscale, géographique, culturelle etc…