Quand je dis qu’on trouve souvent dans les œuvres de fiction, des prémonitions ou carrément des visions plus justes que tout ce que les prévisionnistes peuvent analyser, c’est particulièrement vrai pour cette pièce qu’IBSEN a écrite en 1883.
1883 ! Incroyable ! ISBEN, le grand dramaturge norvégien se trouvait alors à Rome (où il est resté pendant 27 ans) car il s’était brouillé avec pas mal de monde à Oslo, puis Copenhague. IBSEN ce vieil homme qui semblait bien paisible sur les photographies, IBSEN ce génie, IBSEN l’auteur de « PEER GYNT », d’ « Hedga Grabler », et des fameuses pièces « Maison de poupée », "Le Canard Sauvage", "Rosmersholm", IBSEN, enfin reconnu internationalement en 1891, IBSEN a bien écrit ce drame prophétique et rageur en 1883 !
1883, c’est l’année de la mort de Marx et de la naissance de Kafka. C’est la date de la publication de « Une Vie » de Maupassant, tandis que Friedrich Nietzsche entame Ainsi parlait Zarathoustra.
Il y a bien sûr des évolutions dans la pensée d’IBSEN. Mais « UN ENNEMI du PEUPLE » est une pièce unique, qui marque un tournant dans son œuvre.
Autre remarque, on interprète toujours les œuvres à la lumière de notre contexte actuel, contexte qui leur confère un sens qu’évidemment l’auteur n’a pas pu insérer explicitement.
Un ENNEMI DU PEUPLE raconte l’histoire de deux frères…..Non, ce n’est pas l’histoire de deux frères. C’est l’histoire d’une ville thermale, une ville qui a construit à grands frais d’investissements privés, des bains, des thermes qui, comme tous les thermes depuis toujours, proposent des soins de santé, ou de support pour toutes les personnes atteintes de douleurs, et de maladies chroniques.
Le médecin du centre thermal découvre que les bains sont empoisonnés par des micro-organismes du fait des prises d’eau, situées malencontreusement sous des tanneries. Il rédige un rapport qu’il tient secret jusqu’aux preuves (analyses effectuées) de laboratoires externes. Il s’agit d’un problème de pollution et de santé des curistes, on comprend bien que le sujet est très délicat.
Or ce médecin va se heurter aux autorités de la ville, dont le Préfet qui n’est autre que son propre frère. Le médecin est un lanceur d’alerte. Mais voilà, personne n’a intérêt à ce que les bains ferment. Le préfet, alerté, s’oppose catégoriquement, et pour des questions politico-économiques, à la publication de ce rapport.
Les corps intermédiaires qui s’étaient d’abord montrés intéressés par le sujet, mesurent ensuite les conséquences qu’ils devront affronter (essentiellement économiques, on s’en doute). Ils se débinent vite fait et se mettent à construire des « vérités alternatives ». La situation n’est pas si grave, on fera des modifications petit à petit, le médecin perd un peu la tête… Tous les soutiens du médecin le lâchent cruellement, le journaliste, l’imprimeur, le représentant des petits propriétaires qui revendique la modération en tout. Et on finit par accuser le médecin d’être un ennemi du peuple.
IBSEN engage alors le personnage du médecin dans une longue diatribe politique : de la contamination des eaux à la pourriture de la corruption et des abus d’intérêts, le médecin vomit à la fois le pouvoir et le peuple qui s’en fait le complice par sa passivité.
Nicolas Bouchaud, excellent acteur, qui joue le rôle de Tomas le médecin, se substitue un peu au personnage pour invectiver le public rageusement dans une colère partagée qui jette un voile noir sur les pires défauts de la nature humaine.
Ils vont tous préférer ignorer la pollution plutôt que lancer des travaux qui risquent de durer, et chacun va choisir la majorité plutôt que de risquer d’être isolé. « Un homme fort est un homme seul ». La lâcheté sera présentée comme de la tempérance. La recherche de la vérité devient une passion mortifère. Le peuple est impuissant, la démocratie une illusion.
Cette « masse compacte » que le docteur Tomas Stockmann fustige comme étant « le peuple » ne peut en aucun cas agir. « Ibsen se demande : une individualité sans individualisme est-elle possible ? Difficile d'y croire, face à la petite bourgeoisie tranquille qu'il dépeint, plus soucieuse de ses intérêts que du bien commun. Tout prend l’eau chez Ibsen, les principes et le décor, dans cette mise en scène spectaculaire. » (Philosophie Magazine)
IBSEN fait dire au docteur :
« Ce n’est pas parce qu’une chose est difficile que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elle est difficile ».
On le voit, cette pièce contient beaucoup de nos problématiques actuelles :
L’écologie et le développement durable face aux enjeux économiques, la corruption des élites, la passivité du peuple et même la crise de la démocratie.
Des musiques rythment l’ensemble (Zarathoustra d’abord tonitruant, puis désaccordé, pour mettre en valeur la déconfiture du « héros », puis la « Chanson de Solveig », tirée de Peer Gynt, parfaitement mélancolique).
La mise en scène est splendide : la maison du médecin où sont suspendus d’immenses lustres comme des constructions de verres en cristal, les jets d’eau miniatures qui éclaboussent partout, les parois de plastiques transparentes qui imitent les cascades, les murs d’eau, les bombes à eau qui éclatent sur la scène, nous sommes finalement inondés, les personnages pataugent dans les eaux glauques et empoisonnées des Thermes.
J’ai adoré ! A voir absolument.
mise en scène Jean-François Sivadier
collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit
Distribution : Sharif Andoura
Cyril Bothorel
Nicolas Bouchaud
Stephen Butel
Cyprien Billing
Vincent Guédon
Jeanne Lepers
Agnès Sourdillon