C’était samedi dernier. Paris était en train de brûler, sous les coups des gilets jaunes et les gaz des CRS. C’était donc la guerre autour de l’Etoile et presque jusqu’à l’Opéra. Enfin, il n’y avait rien sur la Place Colette, ni devant la Comédie Française où on jouait La Locandiera, dans la mise en scène d'Alain Françon. Je vais donc me contenter de dire ce que j’ai vu et d’expliquer comment j’ai ressenti la pièce.
D’abord, La Locandiera est quasiment jouée toutes les 2 ou 3 saisons théâtrales, et toujours avec beaucoup de succès. La production avait dû être annulée au printemps à cause d’une grève.
Françon connait bien Goldoni et j’avais déjà vu au Français, sa Trilogie de la Villégiature.
Carlo Goldoni est l’un des écrivains les plus féconds de son temps (1707-1793) . Son œuvre se compose de près de cent cinquante pièces de théâtre, de quatre-vingts livrets d’opéra et autres productions. Il est né à Venise (et mort à Paris). De son temps, la comédie italienne était essentiellement faite d’improvisations où les acteurs avaient recours à des plaisanteries obscènes et à des grossièretés rebattues. Goldoni trouvait donc que la « commedia dell’arte » de son époque n’avait pas su évoluer, comme cela était le cas avec Molière en France, qu’il admirait beaucoup. Partisan du réalisme, il voulait peindre les mœurs de son époque dans le langage qu’ils parlaient. Le vénitien (le veneto) est un dialecte peu compréhensible des autres italiens eux-mêmes et la traduction est donc cruciale. La traductrice de cette représentation (Myriam Tanant) est décédée en janvier 2018 et c’est pourquoi cette pièce lui est particulièrement dédiée.
Vraisemblablement écrite en 1752, et représentée pour la première fois au Teatro Sant’Angelo de Venise en janvier 1753, La locandiera est une des comédies de Goldoni les plus connues. La locandiera se compose de trois actes et de plus de 60 scènes. Goldoni y représente des types humains, situés dans la société italienne du XVIIIe siècle (le noble désargenté qui se prend pour un protecteur efficace, le nouveau riche qui croit pouvoir tout acheter, le fils de famille snob et misogyne, la jeune fille travailleuse et adroite, le domestique amoureux et intéressé...) »
Goldoni respecte rigoureusement la règle de l’unité de lieu, inspirée du théâtre antique et qui avait disparu avec les invraisemblances de la Commedia dell’arte.
Mirandolina est la jeune propriétaire d’une locanda (auberge) dont elle a hérité de son père, qui est mort quelques mois plus tôt après lui avoir fait promettre d’épouser au plus vite leur fidèle valet Fabrizio. Aidée de ce dernier, elle mène son commerce avec une énergie peu commune. La jeune femme gagne le cœur de tous ceux qui logent chez elle. Toutefois, le chevalier de Ripafratta, riche et noble Siennois qui se prétend ennemi des femmes, est le seul qui l’intéresse. Son indifférence insultante irrite Mirandolina au plus haut point. Elle décide alors de tout entreprendre pour séduire le misogyne, le soumettre et l’humilier. Le Siennois finit par tomber amoureux. De plus en plus épris, il décide de fuir et demande sa note à Mirandolina. Lorsqu’elle lui révèle sa ruse, le chevalier entre dans une colère tellement violente, qu’elle se retrouve dépassée par la passion qu’elle a fait naître.
La locandiera s’achève sur une double défaite : celle du chevalier misogyne amoureux d’une femme qui le rejette, et celle de Mirandolina, qui découvre une vérité des sentiments qu’elle n’imaginait pas.
Goldoni considèrait La locandiera comme « la più morale, la più utile, la più istruttiva » de ses œuvres. Les personnages de La locandiera constituent un ensemble surprenant. Le marquis de Forlipopoli est un noble d’antique lignée devenu quasi nécessiteux. Habité du sentiment de sa supériorité, ce marquis est un personnage comique, savoureusement interprété par Michel Villermoz.
Le comte d’Albafiorita (joué par Hervé Pierre) est un napolitain malin et affairiste, qui s’est offert le luxe d’un titre nobiliaire. Sa vulgarité le rend à la fois pathétique et ridicule.
À l’inverse du marquis de Forlipopoli et du comte d’Albafiorita, le chevalier de Ripafratta (excellent Stéphane Varupenne) déteste les femmes. Bien qu’il souhaite conserver les privilèges de sa classe, qu’il a intégrés, le présomptueux Siennois, attaché à sa liberté, ne prévoit pas de les transmettre et apparaît ainsi « comme le dernier rejeton d’une caste condamnée »
« Si le chevalier est un homme sans femme, Mirandolina est, de son côté, une femme sans homme C’est elle le personnage central de la pièce. C’est elle qui est la « patronne », la propriétaire de la TPME, son auberge. Etonnant pour l’époque, d’avoir placé au centre du jeu, une jeune femme indépendante et intelligente. Elle réussit à séduire justement par son intelligence, car, comme elle le dit elle-même, elle n’est pas particulièrement jolie. Mais elle sait gouverner sa vie, et ses intérêts si bien qu’elle réussit non seulement la cuisine mais aussi les comptes de sa petite affaire.
Alors , la Locandiera, une pièce féministe ?
Certains le disent et d’autres critiques la trouveront insupportable et « dominatrice ». C’est vrai que si Goldoni voulait donner une leçon, ce pourrait aussi être celle de la méfiance : attention aux gens , aux femmes, qui se plient trop facilement, non pas aux désirs mais aux pensées de qui elles veulent subjuguer. Attention aux passions ! Même le plus réfractaire risque de « se faire avoir » par une ensorceleuse, capable de pénétrer au travers des défenses les plus strictes. Attention aux « vendeuses », non pas aux prostituées mais aux femmes de bien qui cherchent à assouvir leurs besoins de puissance. Malgré cela, je penche pour une comédie féministe car nous assistons à une sorte de magie : en un jour le plus résistant des misogynes va céder à la puissance de feu d’une femme avisée et c’est juste parfait.
En abondant dans le sens du chevalier, Mirandolina (une pétillante Florence Viala) le désarme, en l’obligeant à baisser sa garde. (!)
Je note aussi les personnages d’Ortensia et Deianira ,deux comédiennes habituées à jouer les marquises, et qui tentent de se faire passer pour de grandes dames, sans pouvoir tenir bien longtemps leurs rôles. Mirandolina, rompue à l’art de feindre, les démasque rapidement. Les professionnelles de la comédie sont, paradoxalement, celles qui simulent le moins bien. Elles appartiennent au vieux théâtre, à la Commedia dell’arte, à ces types de représentations que Goldoni souhaite justement réformer.
Fabrizio (Laurent Stocker) est le domestique de Mirandolina. De souche modeste, il veut gravir l’échelle sociale en épousant Mirandolina , ce qu’il réussira à la fin.
Le public était conquis d’avance, le spectacle est drôle, la mise en scène équilibrée et sobre. A voir donc, même si Paris brûle encore!!!!