Ce samedi 15 décembre, c’était l’acte V des Gilets jaunes dans Paris et il nous a fallu plus de 2 heures pour un trajet en métro qui prend à peine 1/2h en temps normal. Toutes les stations du centre et de l’ouest de Paris étaient fermées, trafic interrompu !
C’est donc avec du retard que nous sommes arrivés aux Ateliers Berthier où se jouaient les « Joueurs » , c’est-à-dire une adaptation pour le théâtre de 3 romans prophétiques de Don De Lillo, successivement Joueurs (1977), Mao II (1991) et les Noms (1982).
En tout une dizaine d’heures de représentation (j’adore ces marathons !). Le spectacle s’enchainait de 13h30 à 23 h sans interruption. Les spectateurs pouvaient se déplacer quand ils le souhaitaient et sortir à leur guise. Nous sommes sortis 2 fois pour avaler un sandwich et boire une soupe.
Un mot du metteur en scène :
Julien Gosselin (né en 1987) a fondé en 2009 le collectif « Si vous pouviez lécher mon cœur » au côté de collègues avec lesquels il a réalisé ses études en art dramatique : Au 2013, au Festival d’Avignon, il crée Les Particules élémentaires, d’après le roman de Michel Houellebecq, puis dans une représentation de 11 h, il met en scène 2666 de Roberto Bolano.
Enfin, « Joueurs… » est créé à l’occasion du festival d’Avignon 2018.
Petit rappel sur l’auteur, Don De Lillo (1936)
Considéré comme le plus grand romancier américain, Don De Lillo est vénéré comme un prophète par les uns, un génie par les autres. Don De Lillo , en une trentaine de romans et pièces de théâtre, a écrit une sorte de nécrologie du XXe siècle. Cet américain de New York, qui fuit les interviews et les caméras, est un des plus secrets au monde. Il s’est intéressé, dès les années 70 au terrorisme et au rôle de l'Amérique dans la montée des périls.
Son écriture est parfois difficile, quoique percutante et poétique. Ses romans esquissent beaucoup de personnages et nous n’arrivons pas à les connaître (nous ne percevons souvent que la silhouette d’un personnage, et d’ailleurs certains cachent une double personnalité difficile à cerner), les intrigues aussi sont plurielles, elles s’enchevêtrent en nous laissant parfois en chemin, interrogatifs et perdus devant la complexité des sujets.
Mais la puissance de « feu » de Don De Lillo est tout à fait incroyable. Sa pensée nous force à la réflexion, mais voilà, suivre sa pensée est un chemin labyrinthique, on croit avoir compris, on découvre une voie sans issue, on rebrousse chemin et on trouve autre chose, un autre concept, une autre vérité ! Stupéfiant !
Beaucoup de lecteurs ne sont pas arrivés à la fin d’un roman de Don De Lillo, d’autres affichent une déception finale car les romans semblent non achevés. Mais c’est normal, il n’y a pas de vérité absolue et définitive, les personnages ne nous révèlent qu’une partie d’eux-mêmes, comme dans la vraie vie, ils sont donc vivants…
Joueurs
Dans Joueurs, publié en 1977, des pages contiennent l’incroyable prémonition des attentats du 11 septembre sur le World Trade Center, on y débusque des personnages qui s’activent, dialoguent et s’interrogent, dans l’agitation et le bruit de Wall Street envahissant tout l’espace vital. Dans ce ramassis d’êtres épars, interchangeables, on aperçoit au travers de la fumée, du brouillard, des tours gigantesques, des brutes, des débris, des fragments de vie qui émettent un bruit de pendule comme le mécanisme interne d’une bombe sur le point d’exploser. Prisonniers d’un univers urbain ahurissant, les personnages appartiennent à la foule qui hante les couloirs du métro, et les rues de Manhattan. Lyle, courtier à Wall Street, Pammy, employée, comme Ethan et Jack, de la société Grief Management Council – dont le commerce est l’exploitation de la douleur morale des gens –, tous sont profondément désabusés. Le trop-plein d’informations les maintient dans un état d’hébétude continuelle où rien ne semble plus pouvoir les émouvoir. Lyle et Pammy sont pleins de tics et de manies, pour combler leur ennui. Et par-dessus tout, il y a l’argent, le poison de leurs vies, le poison de l’Amérique, qui coule comme le sang dans les rues de New York. C’est l’argent et son obscénité, qui suscite un terrorisme venu de l’intérieur, c’est l’argent qui fonctionne comme un mal pandémique : l’univers de la finance se répand sur le pays comme la lave d’un volcan.
Et donc aussi la violence, car on prépare un attentat (après le meurtre d’un homme dans la salle de marché), on joue avec le feu, avec le terrorisme, avec les armes. Cependant, l’Amérique, écroulée sous les chiffres, et la télévision où les Idées ont été remplacées par des stakeholders, n’arrivera même pas à fédérer un acte fondateur et concret comme l’explosion de Wall Street.
« Chaque jour les intouchables étaient dehors, des femmes avec des chariots déglingués, un homme traînant un matelas, des ivrognes ordinaires venus du quartier des entrepôts fluviaux ou des cratères des chantiers au bord de l'Hudson, des va-nu-pieds, des amputés, des toxicos, des hommes qui abandonnaient des groupes endormis dans des caisses à poissons sous l'autoroute, et qui boitaient tout au long des môles et des ruelles, du terrain d'atterrissage des hélicoptères, jusqu'à Broad Street, véritables haillons vivants
La mise en scène révèle un intérieur complexe, des acteurs derrière un rideau obscurant, des films qui défilent sur un écran, comme les publicités à Time Square.
Les acteurs fument, boivent, jouent leurs vies dans une intimité orange, verrouillée par des grandes baies vitrées d’où ils contemplent parfois l’extérieur (= la salle avec les spectateurs) comme s’il s’agissait d’une autre planète. La fumée les enveloppe constamment, la fumée et l’obscurité, éclairés seulement par des lumières indirectes, vacillantes.
Mao II
Gosselin a choisi de placer ce texte en position centrale. D’ailleurs le plateau est composé d’une pièce de type salon, complètement insérée dans une structure parallélépipède en acier. D’autres lieux sont vus par la caméra qui suit les personnages, ils sont projetés mais se situent à l’extérieur de l’espace théâtral, parfois complètement à l’extérieur du théâtre lui-même.
Une scène hypnotique ouvre Mao II : le stade de New York est envahi de milliers de couples enrégimentés par le révérend Moon , une espèce de second Mao, une réplique du Grand Timonier, prince des imbéciles. L’amour des foules pour la soumission est expliqué par Freud dans L’avenir d’une illusion : les hommes désirent un père de substitution immortel pour remplacer le père mortel, et pour encore devancer le règne promis de Dieu, ils se fabriquent des demi-dieux vivants dont ils redoutent parfois le trépas davantage qu’ils ne redouteraient celui de leur premier père.
Bill Gray, est un écrivain mystérieux à l’écart de tout, qui se cache de ses lecteurs, après de succès passés, mais lointains. Les plus folles rumeurs circulent sur son compte, des livres qui étudient son œuvre sont publiés, on le traque dans le texte et le sous-texte. Mais il s’agit d’un calcul plus que d’un exil spontané. Assisté de Scott (un homme à tout faire) et de Karen (une ancienne adepte du Révérend Moon), Bill Gray se consacre à la dilatation de son ego, sachant que sa renommée est indexée sur sa claustration. Des années et des années de retraite ont fait de lui un échantillon de «chef terroriste» isolé des multitudes, arrogant solitaire, volontiers « gourou » comme le montre l’attirance qu’il suscite chez Karen. Dans la mesure où cette dernière a déjà succombé aux farces et attrapes du sauveur Moon, attestant de son influençabilité, elle ne peut s’enticher que d’un homme qui sait comment s’adresser aux quantités humaines privées de discernement. Cependant le romancier n’a pas su résister aux sollicitations de Brita Nilsson, une photographe spécialisée dans les portraits d’écrivains. Une série de photographies sera forcément plus influente qu’une publication. Bienvenue dans la perspective effrayante du romancier sans livres !
Ceci étant, Bill Gray manifeste une lucidité assez impressionnante. Lors d’une conversation avec Brita où celle-ci proteste contre le terrorisme mondialisé qui nous contraint à une vigilance accrue, Bill Gray surenchérit en avouant que les terroristes ont désormais remplacé les écrivains. Les tueurs du terrorisme sont les nouveaux intellectuels de la planète ; ce sont eux qui procèdent aux «raids sur la conscience humaine», eux qui font bouger les lignes et qui motivent les réformes de l’entendement. D’après la pensée un peu désabusée de Bill Gray, « There’s a curious knot that binds novelists and terrorists. In the West we become famous effigies as our books lose the power to shape and influence. […] Years ago I used to think it was possible for a novelist to alter the inner life of the culture. Now bomb-makers and gunmen have taken that territory. They make raids on human consciousness ».
En tout état de cause, la solution, pour un romancier, serait de se faire exploser dans une foule et d’envoyer son ultime manuscrit à son éditeur. Un idiot qui se fait remarquer a plus de crédit qu’un génie qui lutte contre les valeurs lucifériennes du néolibéralisme. Bill Gray, se voit contacté par son éditeur pour fomenter un coup de pub. Il s’agirait de prononcer un speech à Londres afin de s’impliquer dans la libération d’un otage retenu à Beyrouth (Jean-Claude Julien, un poète suisse). La réalité devient de plus en plus sordide et on en arrive à l’hypothèse que si Bill Gray prenait la place de Jean-Claude Julien, les répercussions seraient plus profitables (pour les terroristes comme pour le romancier): Il s’agit d’une fatwa montée de toutes pièces. Dans une société dorénavant gouvernée par le superflu et l’absurde, «la terreur est le seul acte significatif ». Il n’y a que le tueur fanatique qui puisse être pris au sérieux. Un interlocuteur de Bill suggère justement que le terroriste, seul, n’a pas été « assimilé » par la culture du capitalisme. « C’est troublant quand ils tuent un innocent. Mais c’est précisément le langage qui leur permet d’être remarqués, c’est le seul langage que comprend l’Occident.» Autrement dit l’Occident reste bouché bée lorsque des fanatiques prennent possession de l’actualité, lorsque le bruit de fond de la menace terroriste vient soudainement trancher dans le brouhaha enfumé des actualités.
L’épilogue de Mao II se situe à Beyrouth, sous une avalanche de bombes, dans la fournaise des idéologies contrariées, avec des terroristes qui distribuent des cartes de presse afin d’être interrogés par les quotidiens ou les télévisions internationaux. Les murs éventrés par les bombardements sont encombrés d’images – la publicité se confond avec les figures de quelques chefs de guerre et victimes appelées « martyrs ». Les façades trouées par les explosifs et la succession des checkpoints provoquent un sentiment étouffant de fragmentation. Au milieu de ces entassements, Brita Nilsson se fraie un passage, et réussit à s’approcher d’Abu Rashid, un pistolero en chef. Ceci étant, enfermer des Occidentaux ne changera pas la donne car tous autant qu’ils sont, terroristes et terrorisés, se trouvent déjà enfermés dans la camisole de la Finance Internationale. Mieux encore, sous l’œil de Brita la photographe, toute cette histoire se résume à des "conneries macho". Toutefois le problème, et il n’est pas des moindres, c’est que « notre seul langage est Beyrouth ».
Les Noms (1982) étend le problème du terrorisme à l’échelle internationale.
Le narrateur est un Américain dont l’existence se partage entre un travail de surveillant planétaire (« analyste de risques politiques ») et une ambition d’écriture romanesque. On s’aperçoit vite que la thématique du langage supplante celle du terrorisme, ou, que le terrorisme concerne moins le fait de poser une bombe quelque part que de commettre un attentat par le biais même de la langue.
Les « hommes d’affaires errants » et les « recycleurs de pétrodollars », sont des américains qui vivent entre deux avions avec, à chaque fois, l’obsession et la conscience aigüe qu’ils sont des cibles, car il est vrai qu’ils sont, avec leur langage appauvri de communicants ( sigles, mots valises) , autrement plus assassins que les terroristes. Leur langage paupérisé est tout droit sorti des États-Unis, d’où, peut-être, la haine que certaines parties du monde parmi les plus archaïques leur vouent. L’ordre ancien n’est pas prêt à se laisser infuser par le poison de la novlangue ultra-moderne.
Un homme d’affaires, George Rowser, paradigme de l’individu dématérialisé dans la psychologie uniforme d’une multinationale, rentre du Koweït et confesse que c’est un endroit où l’on tue des Américains. Sa remarque deviendra récurrente dans le roman : à chaque fois qu’un pays étranger sera évoqué, quelqu’un ne manquera pas de demander si, là-bas, on tue des Américains.
L’enjeu consiste à collectionner les « données de la fin du monde » et à initier une « rentabilité de la terreur ». Les américains, apprend-on, ne connaissent que la géographie des menaces : ils ne découvrent l’existence d’un pays que lorsque celui-ci se soulève contre leurs intérêts.
L’objectif final de l’invasion capitaliste se résume sans doute à produire une connaissance purement statistique de l’humanité. La déshumanisation latente de la planète a commencé dans le langage et finira dans le langage. Un babélisme de bon aloi a rendu les armes devant un américanisme idiot. Émetteurs d’une parole de moins en moins vivante, les Américains ont l’air d’avoir été « génétiquement conçus pour jouer au squash et travailler le week-end ».
Ces hommes d’affaires qui parlent par acronymes et abréviations, vassalisent tout ce qui est différent et colonialisent tout ce qu'ils voient et vivent, dans la langue de la finance.
James Axton s’est séparé de sa femme Kathryn parce qu’il était devenu inadapté aux manières d’un amoureux normal.
Cela n’empêche pas James de la fréquenter régulièrement et d’assurer le lien avec leur enfant Tap qui, malgré ses neuf ans, travaille sur un roman concernant «la vie dans la Prairie au temps de la Dépression ».
Le hasard fera se rencontrer James et Owen Brademas, un archéologue qui travaille avec Kathryn. C’est Brademas qui va faire découvrir à James les arcanes des langues anciennes et l’existence d’une secte potentielle obnubilée par « l’alphabet en soi ». Brademas a rencontré quelques personnes isolées dans une grotte de la Grèce qui auraient tué un vieillard. On parle d’une secte divisée en plusieurs factions itinérantes. Les informations s’accumulent et James constate que les tueurs font correspondre les initiales des victimes avec les initiales des noms de lieu. Ce culte du langage est baptisé « Les Noms » ce qui renforce nos préventions sur le terrorisme de la langue. Il est magnifique d’entendre Brademas au sujet du désert en Inde : « Laissez-moi vous dire ce que j’aime, en ce qui concerne le désert. Le désert est une solution. Simple, inévitable. C’est comme une solution mathématique appliquée aux affaires de la planète. Les océans sont le subconscient du monde. Les déserts sont la prise de conscience, la solution claire et simple. Mon esprit fonctionne mieux dans le désert. Mon esprit est une tablette rase, ici. Tout compte, dans le désert. Le mot le plus simple exerce un pouvoir énorme. »
Les dix heures de spectacles sont passées à toute allure et je recommande, pour ceux qui ne peuvent pas « tenir » si longtemps d’aller voir au moins le dernier acte, les NOMS qui est donné un soir par semaine, dans la période des représentations.
Ceci étant c’était quand même une performance d’acteurs, se renouvelant mais sans cesse sur le plateau pendant si longtemps et donnant de leur personne (on les voit nus entièrement à la fin de du spectacle, ayant tout donné d’eux-mêmes).
Au fait, à 23h30 tout était rentré dans l’ordre à Paris et nous avons pu prendre la ligne de métro directe pour notre maison.
Sympathiques Gilets Jaunes, qui ont rempli la Capitale de slogans, comme au bon vieux temps ! et effet miroir garanti avec la longue représentation que nous venions de voir !