Ce post est une fiction
"Dans mes rêves d’enfant, j’avais des grands cheveux lourds et roux. Je passais mon temps à les peigner, en face d’un miroir en pied, pour voir le déroulé de toute la chevelure, en face de la fenêtre et de l’océan. Et j’allais à la fontaine, je me vernissais les ongles des pieds, je me baignais nue, j’écoutais des musiques célestes.
Autour de moi des gerbes de fleurs roses, des lilas, des lys, et plein de coussins à rayures. Et dans mes songes, je me suffisais à moi-même, j’étais une reine statique et égoïste, une princesse inaccessible, une déesse de l’Olympe. J’étais belle et froide, j’étais satisfaite de moi-même, je ne cherchais rien d’autre qu’être libre, libre de mon corps et libre de mes pensées. Non, je n’étais pas seule pourtant, mais j’étais comme dans un tableau de Manet ou de Renoir, allongée, dansante, ou précieusement alanguie, je sirotais des fruits pressés et je lisais des romans. Joli, non ?
Bon, c’était dans mes rêves. Et mes rêves d’enfant en plus. Dépourvue de perversité ou de désirs, je pouvais me laisser aller à la paresse et aux bonnes choses de la vie.
Au lieu de ça, aujourd’hui que j’ai dépassé la quarantaine, que j’ai bien entamé ma vie de femme, la réalité est bien différente. Comme beaucoup d’autres, je me réveille chiffonnée à 7h15, une douche pour me ressusciter, pas de bruit pour ne pas réveiller mon doudou, café avalé debout, ça brûle, et zou le métro.
Le contact, les stratégies d’évitement, la promiscuité sociale, ça sent le vomi et le vieux tabac. Je fais mine de ne pas voir, de ne pas renifler, je fais semblant d’être seule, dans ma bulle. Je laisse mon regard flotter au loin, ils ont tous des têtes d’enterrement, alors je n’ai plus qu’à me mettre au diapason. Mais ils sont là quand même ! Le matin, c’est pas le pire mais ça arrive quand même.
C’est pour ça que je laisse parfois passer plusieurs rames, trop chargées. Est-ce que je me sens différente ? Non pas particulièrement. Mais une main sur mes fesses, et je deviens transparente comme un bocal. Il faut dire que leurs mains, ils savent bien les planquer. Tu te retournes et pfut, plus rien. Ce sont les frotteurs du métro, eux aussi des habitués des heures de pointe. Comme je ne peux rien faire parce qu’on est rivés les uns aux autres, que la masse est compacte, je me transforme en bloc de glace. Pour le frotteur, je n’existe que dans mon postérieur, il s’en fout de ma gueule, qu’il n’a d’ailleurs même pas vue, je ne suis que des courbes, qu’un lambeau de chair détaché, sur lequel il s’attarde, lentement, puis de plus en plus fermement. J’essaie de faire comme lui, de me séparer de mes fesses, de les distancier de mon corps, d’ignorer le contact. C’est une caresse sans âme, et d’ailleurs il ne cherche pas à me caresser, mais à SE caresser.
Ce serait bien simple de croire que ces mains, ce sexe dressé, ces frôlements ne me sont adressés que par hasard. Non, il a choisi sa proie tout de même, il a choisi celle qui l’inspirait, de dos, pas pour sa beauté, mais pour sa vulnérabilité. Il a repéré, à travers la foule, celle qui est seule, seule au milieu de la foule. Il a choisi une femme, non il a choisi des fesses et une hauteur, une taille à sa portée. Trop petite et il ne peut rien attraper, trop grande et il ne peut pas viser le bon endroit. A hauteur de bite, quoi ! Je suis pile poil à sa merci. Personne ne regarde, pas même la grosse femme collée sur mes épaules et dont le jabot vacille dans les freinages. Je ne supporte pas l’intimité qu’il créée à mes dépends, je ne peux que m’extraire mentalement de la torture qu’il exerce sur moi. C’est une épreuve.
Je pense à mon salon de coiffure, à mes clientes qui m’attendent pour la journée.
L’une d’elles m’a raconté, un jour où le salon était vide et où j’avais plus de temps pour fignoler le brushing, que sa belle-fille avait des « problèmes » dans les transports en commun. Mais, moi, s’est elle penchée pour que je comprenne bien, « comment se fait-il que je n’ ai jamais connu, moi, ce genre d’agressions, hein ?. Ce n’est pas pensable, vous n’imaginez pas. Les femmes d’aujourd’hui, faut se poser la question quand même, elles sont habillées comme, c’est une insulte ! on voit tout ! . Bon d’accord, c’est plus trop les mini jupes, encore que ! les leggings moulants, et tout qui colle à la poitrine, les talons très hauts…Comment voulez-vous qu’un homme résiste ? ».
Un instant je m’imagine mon frotteur aux prises avec le postérieur aplati de la mamie qui bave sur sa belle-fille ! Je pense qu’elle n’est pas du tout dans son scope, mais pas à cause de son âge, (encore que ?), simplement à cause du carcan dans lequel elle emprisonne son corps et son esprit. Elle est engoncée dans une carapace armée cette dame ! C’est une combattante, une guerrière, elle ne sera pas la cible des malotrus comme moi je le suis.
Ce n’est pas la peine que j’ajoute qu’à 40 ans passés, je ne mets jamais de jupe courte et de leggings moulants. Ce n’est pas la peine que j’insiste, c’est une cliente, mais j’ai vu un reportage sur ce que portaient des filles qui avaient été violées : jean, survêtements, baskets. Pas de minis, pas de décolletés, non, non, c’est à croire que celles-là, qui montrent tout comme le dit ma cliente, ne se font jamais agresser. Même si je ne suis pas de celles-là, je les envie finalement. Je rejoins mon rêve de gosse pour quelques instants. Je me promène, royale, au milieu des badauds et personne ne songe à m’offenser.
Au fait, je n’ai pas les cheveux roux, ni longs, c’est trop d’entretien et je n’ai pas le temps, je n’ai plus qu’une apprentie au salon et on ne chôme pas. Mes clients sont plutôt des dames âgées qui oscillent entre le blanc et l’argent, question couleur.
Je pense à mon doudou, à la maison qui m’attend pour la soirée. Franck, je le connais depuis maintenant 5 ans, on s’est rencontrés banalement chez des amis. Simplement il est beaucoup plus vieux que moi, il frôle les 70. Alors évidemment, à cet âge-là, il n’est pas vraiment au top de sa forme.
Mais c’est bien ce que j’aime, qu’il me prépare des petits plats, qu’il me dorlote un peu. A la maison, c’est lui qui fait le maximum, sauf le ménage et le repassage. Alors quoi, me direz-vous ? Eh bien mettre la table, cuisiner, débarrasser, conduire la voiture, sortir les poubelles, réparer la machine à laver, installer l’ordinateur et la télé, et même me faire couler un bain…. C’est un amour et j’ai hâte de le retrouver, surtout ce soir, à cause des frotteurs du métro et des clientes maussades de la journée.
Encore un brushing et je vais pouvoir me lancer à nouveau dans les transports en commun, fermer les yeux en pensant à la maison. Sweet home !
La main sur la porte, mon doudou m’attend comme prévu. Waouh, il a la tête des mauvais jours.
« C’est quoi mon chéri, il s’est passé quoi ?
"Ah, non, t’as grillé un feu ?C’est 4 points et t’en as plus que 4 ? Ah non ! Comment ça, que je te donne mes points ? Mais je n’en ai plus guère moi non plus, ah non ! Comment ça c’est comme si tu me demandais un rein ? Oui, c’est comme si tu me demandais un organe vital, oui, je te confirme. Comment ça, je prends le métro moi ? Oui mais c’est pour le travail et personne n’en raffole du métro ! Comment ça, je ne suis qu’une simple coiffeuse ? Mais pourquoi tu dis ça? Parce que je refuse de perdre mon permis de conduire à ta place ? Non, et non. Je m’en fiche d’être une coiffeuse de banlieue ! sache bien que je m’en fiche de tes commentaires, je ne te donnerai pas mes points, c’est tout !
OUi, oui, je t'aime mon doudou». "