Avec les beaux jours, je vais souvent à la rencontre de mes poissons-pour la plupart des carpes d’agrément-au bord de mon petit étang.
« Tu devrais leur parler » me disent mes amis ; ils viendraient plus facilement à ta rencontre, surtout lorsque tu leur jettes de la nourriture.
De la nourriture, à vrai dire, ils n’en manquent pas vraiment : des feuilles, des plantes et des herbes voisines viennent toujours les rassasier, ce sont des nourritures végétales portées par le vent. Sans parler des microorganismes et des bestioles de toute sorte qui ont colonisé l’étang. Même en hiver, ils survivent et supportent parfois un séjour d’une ou deux semaines sous une chape de glace.
Il n’empêche : depuis ce printemps, mes poissons viennent virevolter au soleil, flâner au milieu de l’étang, s’attarder sur ses bords, quasiment embrasser bruyamment ses parois, et nager au plus vite vers les granulés qui, par miracle, tombent sur la surface de l’eau. Je m’inquiète aussi de leur sort lorsque, au petit matin, un héron vient se poster en limite de l’étang et pencher sa longue tête au long cou.
Perçoivent-ils ma présence ? Entendent-ils ma voix ? Me comprennent-ils ? Comprennent-ils leur sort ? Pourraient-ils se faire comprendre de moi ?
J’ai eu la chance de découvrir un livre qui va m’aider à répondre à ces questions, un livre qui apprend à comprendre les poissons.
Je cite :
Voici le pêcheur face aux poissons : « Il se déplaçait sur les pierres glissantes comme une loutre en chasse. Le bouchon s’envolait vers des endroits précisément déterminés. Et les poissons ? On aurait dit qu’ils sautaient hors de l’eau de par leur propre volonté. Des chevaines argentés, avec la nageoire rouge près de l’anus qui leur sert de gouvernail, Et le barbeau élégant avec ses moustaches. Les gardons ventrus des eaux calmes et les vandoises des courants rapides ». Et voilà ce que nous dit l’auteur en conclusion de son livre : « Je sais désormais que ce qui attire la plupart des gens, ce n’est pas seulement la quête du poisson, mais la solitude des temps révolus, le besoin d’entendre une fois encore l’appel de l’oiseau et du gibier, d’entendre encore tomber les feuilles d’automne ».
Ce livre vient d’être traduit (du tchèque) et publié en France. C’est « Comment j’ai rencontré les poissons » par Ota Pavel (Editions Do). Je cite Erri de Luca : « Une lecture physiquement contagieuse qui produit des bulles de joie sous la peau ». L’écrivain polonais Marius Szczygiel, qui en a rédigé la préface, nous indique qu’après l’avoir fait lire à vingt- quatre personnes, toutes ont déclaré : « c’est le bouquin le plus antidépressif du monde ». Je confirme.
Une seule chose m’étonne. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps une traduction, et une publication par une jeune maison d’édition, pour nous faire découvrir cette pépite, heureusement remarquée par certains commentateurs ?
En effet, ce recueil de courts récits et de nouvelles, tous écrits au début des années 1970, est devenu un classique de la littérature tchèque contemporaine. Il s’inscrit complètement dans le « tempérament » tchèque, dans la « marque de fabrique » de ses écrivains. Car cet humour, cette poésie, cet amour de la vie, cet émerveillement qui permet de saisir les instants de bonheur de chaque journée plutôt que de ruminer sur les drames et d’anticiper les tragédies, c’est un homme écorché par la vie, profondément dépressif dans ses dernières années, qui nous les fait partager.
Qui est Ota Pavel ? Né en 1930 près de Prague, d’un père juif et d’une mère chrétienne, il découvre dans son enfance la passion de son père, vendeur à domicile d’aspirateurs de la marque suédoise Electrolux, pour les poissons. Et il la partage car il adore son père, un vendeur de génie, nous dirions un bonimenteur, mais aussi un être doué d’une imagination sans limite, Il aurait vendu des chasse-neige en plein Sahara, comme l’on dit. Mais la guerre vient bouleverser sa vie comme celle de tant d’autres familles. Son père et à ses deux frères sont déportés en camp de concentration (ils en reviendront). Il survit auprès de sa mère.
Et voici ce qui arriva à son père, après la guerre : « Le pire de ses chocs fut lorsqu’il alla se présenter auprès de cette fameuse maison Electrolux. Il avait mis le moins usé de ses costumes (marron à petites raies claires) et il avait piqué à sa boutonnière son insigne communiste tout neuf, celui des nouveaux adhérents au parti ; Dès que ces messieurs virent papa avec cet insigne, ils le mirent évidemment à la porte. » Et sa famille vécut très modestement, mais toujours passionnée par la nature, les ruisseaux, les étangs, les poissons, les anguilles.
Ota Pavel devint un journaliste sportif réputé, qui eut sous le régime communiste des autorisations de voyager à l’étranger pour accompagner les équipes sportives tchèques. Il écrivit d’ailleurs un livre sur ces sportifs qui eut un grand succès.
Mais, lors des Jeux Olympiques d’hiver d’Innsbruck en 1964, il se retrouva persécuté par ses souvenirs de la guerre et brûla une grange pour sauver la ville après une apparition du diable, en fait un fantasme des nazis. Il fit dès lors de nombreux séjours en hôpital psychiatrique. Il dit lui-même que c’est l’écriture, et ses souvenirs, qui lui ont permis de « tenir », alors que « on vous met derrière des barreaux perfectionnés bien que vous n’ayez tué personne ni blessé qui que ce soit. Il n’y a pas eu de procès et vous êtes condamné ».
Ota Pavel est mort d’une crise cardiaque à 43 ans, en 1973.
Vous l’aurez compris, il y a bien plus dans ses récits que l’amour des poissons, dont pourtant il parle comme peu d’écrivains savent en parler. Il y a son attachement passionné à sa famille, à son père, qu’il eut la douleur de perdre dans les années 1950, à sa mère et à ses frères qu’il adorait aussi. Il y a la guerre, l’antisémitisme (auquel il a été à nouveau confronté comme journaliste), mais aussi l’amour passionné de la nature et des paysages de son pays natal, qui en fait d’ailleurs un précurseur de notre sensibilité écologique. Mais jamais il ne se laisse aller à la nostalgie ou à la tristesse, car il possède le talent des plus grands écrivains tchèques( je pense à Jaroslav Hasek, l’auteur du « Brave soldat Chveik » mais aussi à Milan Kundera et Bohumil Hrabal) pour nous toucher au plus profond de notre âme sur la vie et la mort, la survie, la mémoire , la bonté et la compassion, presque « l’air de rien », et avec un humour et un optimisme uniques en leur genre . On trouve chez ces grands écrivains à la fois un scepticisme souriant, un grand attachement à la liberté, une façon originale de mettre en perspective le dérisoire et l’important. Et une grande leçon de vie pour nous aider, du fond du malheur, à retrouver la joie de vivre.
Quelle leçon en effet que celle que nous raconte, Ota Pavel, depuis l’hôpital psychiatrique. Je lui laisse la parole : « La rivière s’écoulait devant moi. L’homme voit le ciel, il jette un regard dans la forêt, mais il ne voit jamais au cœur d’une vraie rivière. Pour voir ce qui se passe dans une vraie rivière, il lui faut une canne à pêche. Parfois, assis près de la fenêtre à barreaux, je pêchais ainsi en souvenir et c’en était presque douloureux. Pour cesser d’aspirer à la liberté, il me fallait renoncer à la beauté et me dire que le monde était aussi plein de saleté, de dégoût et d’eau trouble. »
Voilà pourquoi je ne verrai plus jamais mes poissons comme avant et pourrai ainsi partager avec eux beaucoup de mes pensées sur le monde et la vie. En essayant d’y cultiver amour, bonté et optimisme.
Vieuzibou