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Et si on lisait les architectes?

Et si on lisait les architectes?

De temps en temps j'ouvre mes colonnes à ceux qui le souhaitent et voilà donc le post de Lucien:

Quand nous évoquons les livres, et tout ce que leurs auteurs ont à nous dire, à nous faire ressentir, à nous transmettre, nous considérons avant tout les écrivains, les poètes, et nous ne pensons pas spontanément à d’autres catégories d’artistes, ou de « métiers » si vous préférez, comme si on se heurtait à des parois étanches entre les uns et les autres.

Et pourtant une des plus belles définitions du livre a été donnée par un architecte : « Un livre est très important. Personne n’a jamais payé le vrai prix d’un livre ; on ne paie que l’impression. Un livre est un don et doit être considéré comme tel. Accorder attention et estime à l’auteur renforce la puissance de l’écriture ». C’est le célèbre architecte américain Louis Kahn (1901-1974), un homme de grande culture et un humaniste, qui a rendu cet hommage au livre.

Récemment un ami m’a signalé la parution d’un ouvrage rédigé par un architecte français contemporain, « La chapelle de Ronchamp. Naissance d’un chef-d'œuvre » (Editions du Linteau), par Claude Maisonnier. Cette chapelle, édifiée juste après la seconde guerre mondiale à la place d’un lieu de culte et de pèlerinage détruit par les bombardements, est une réalisation emblématique de Le Corbusier. Ce monument si original a déjà fait l’objet de nombreuses analyses de spécialistes et l’histoire de sa construction est bien connue grâce aux carnets que Le Corbusier a laissés à la postérité et à tous les témoignages des protagonistes de cette aventure.

Le livre de Claude Maisonnier, en fait, m’a beaucoup intéressé, car il donne un éclairage inédit sur la conception et la réalisation de cet édifice, qualifié à juste titre de chef-d'œuvre. Il comporte des commentaires inédits sur les carnets de Le Corbusier ainsi que sur les nombreuses esquisses d’un jeune architecte qui venait d’être embauché dans l’atelier du Maître, un certain André Maisonnier, qui devint une cheville ouvrière de ce chantier.

André Maisonnier, vous l’aurez deviné, était le père de Claude Maisonnier, et son fils nous livre aussi, tout au long des pages de son livre, une partie des entretiens qu’il a sollicités de son père peu avant sa mort il y a cinq ans. Avec talent, il évite le ton de la commémoration ou de la commisération après un deuil familial, au contraire, il se comporte en historien scrupuleux, le plus factuel possible, le plus souvent en évoquant son père à la troisième personne. Il sait aussi faire revivre les dialogues les plus significatifs : ceux qu’il a justement eux avec son père, mais aussi ceux de Le Corbusier avec son équipe de collaborateurs jeunes, brillants et totalement dévoués au Maître.

C’est ainsi que nous redécouvrons le Grand Architecte qui, come vous le savez, alors même qu’il a été loué pour ses œuvres visionnaires, a aussi fait l’objet de beaucoup de controverses : autoritaire, voire tyrannique, doté d’un ego surdimensionné (défaut courant des grands personnages), et en même temps complaisant pour les pouvoirs politiques « forts » (il s’accommoda du régime de Vichy durant la guerre). Claude Maisonnier se garde bien de prononcer un jugement, parce qu’il s’agit d’une histoire familiale, intime, et qu’il a choisi une certaine distanciation, qui convient bien à ce livre assez technique, plein de reproductions de dessins et d’esquisses par ailleurs.

Ci dessous Ronchamp avant Ronchamp:

Nous voici donc plongés dans l’ambiance d’un atelier d’architecture dans les années suivant la fin de la seconde guerre mondiale. Les projets ne manquent pas, il faut reconstruire, mais l’argent manque, les matériaux aussi. Qu’à cela ne tienne. Une jeune équipe passionnée travaille jour et nuit, les week-ends aussi, pour ce Maître alors au sommet de sa gloire, à plus de soixante ans. On retrouve aux côtés d’André Maisonnier de futurs architectes et artistes célèbres tels que Yannis Xenakis (oui, le musicien, qui avait fait des études d’ingénieur !) et André Wogenscky. Avec des dons multiples : dessinateurs, car innombrables sont les esquisses à faire et refaire, mais aussi sculpteurs (c’est le cas d’André Maisonnier, qui a étudié à l’Ecole des Beaux-Arts de Dijon avant de s’engager dans les études d’architecte), et même artisans charpentiers ou maçons. J’ai été frappé par l’importance des maquettes. André Maisonnier réalise des maquettes, quelquefois de sa propre initiative (car il n’attendait pas tout des directives du Maître) pour mieux comprendre son projet et ses esquisses : maquettes en « plastiline » (une sorte de pâte à modeler), en plâtre, et même en fil de fer revêtu de « papier Japon », en souvenir des maquettes d’avion qu’il réalisait dans sa jeunesse !

Et Le Corbusier dans cette affaire ? Le livre ne prétend pas analyser la genèse de cette œuvre. Mais il nous donne des indications sur l’inspiration qui y a conduit : non seulement Le Corbusier cherche très tôt à comprendre le site, et son paysage(une chapelle détruite au sommet d’une colline « perchée » entre Vosges et Jura non loin de Belfort), mais il voyage pour ses autres projets ( pour la ville nouvelle de Chandigarh en Inde, mais aussi en Algérie où il est frappé par les formes de la ville de Ghardaia avec ses tours, ou en Amérique Latine), et  stimule son  équipe à chaque retour.

Quant au personnage lui-même, il se révèle dans toute sa complexité : simple d’accès, direct dans les discussions, n’hésitant pas à se mettre lui-même devant la planche à dessin pour résoudre un problème particulièrement difficile (selon André Maisonnier « Le Corbusier avait un dessin extrêmement précis, il voyait parfaitement ce qu’il dessinait. Lui n’avait pas besoin de maquette pour dessiner »).  Mais aussi sec, cassant, souvent laconique dans ses appréciations, ainsi lorsqu’il prend connaissance d’une maquette réalisée par Maisonnier : de retour de Bogota, « Le Corbusier serre les mains à chacun, …, regarde la maquette, ne dit rien à Maisonnier en passant devant, puis en rebroussant chemin, il lui lance en arrivant à sa hauteur, avec un sourire : nous allons nous revoir ». Et il poursuit son chemin vers son bureau ». Et voici une marque de son ego plutôt développé : Maisonnier et ses deux collègues, Xenakis et un certain Tobito, étaient appelés les « Trois », et surnommés par Le Corbusier « les dattiers » : « manière ironique de signifier que s’ils portaient du fruit, c’était parce que là où ils étaient, ils étaient irrigués et au soleil du patron ».

L’épisode le plus troublant, et même le plus glaçant, à mon sens figure à la fin du livre. Alors même que la chapelle a été inaugurée en 1955, l’atelier poursuit son travail et se voit confier la réalisation d’un pavillon, le Pavillon Philips pour l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1958. Les Trois veulent prendre plus de responsabilités « dans un légitime besoin de se qualifier » comme l’écrit lui-même Le Corbusier. Iannis Xenakis revendique la paternité du Pavillon Philips devant Le Corbusier. Il demande à ses deux collègues de le soutenir. Maisonnier et Tobito se solidarisent, même si Maisonnier refuse « d’en rajouter » en prétendant être le co-auteur de la chapelle de Ronchamp.

Extrait des carnets de Le Corbusier : « 3 juillet 1959 matin métro…renvoi des dattiers ». Fin août, Maisonnier ne peut plus rentrer dans son atelier, la serrure a été remplacée. Il est licencié après treize années de fidèle collaboration ! Le Corbusier accepte de le recevoir et trouve moyen de lui asséner : « Il vous a manqué de voyager pendant votre formation ». Comment Maisonnier aurait-il pu pendant la guerre et sans argent ? Devant son refus de se désolidariser de ses deux collègues, Le Corbusier confirme son licenciement.

Je pourrais enfin évoquer le récit du déroulement du chantier, qui montre que la réussite résulte aussi de la collaboration avec des ingénieurs et des ouvriers hors pair lors du chantier : la réalisation des coffrages du béton, le travail des maçons à partir de plans très sophistiqués (et sans les moyens des ordinateurs ni les facilités d’internet) fut un véritable exploit.

Malgré son caractère un peu rébarbatif pour qui n’est pas familiarisé avec les « codes » de l’architecture, ce livre est attachant par sa capacité à faire revivre la réalisation d’une œuvre magistrale, mais à taille humaine, et constitue un hommage tout en pudeur et reconnaissance au travail du père de l’auteur.

 

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