En ces temps de confinement et de premiers frimas, à l’approche de l’hiver, vous rêvez comme moi probablement, de soleil, de chaleur et d’évasion. Alors même que les lieux habituels de vacances de rêve dans des pays chauds nous semblent bien lointains.
Et pourtant s’il y a bien un endroit où personne n’a envie de faire du tourisme, c’est la région de Tombouctou au nord du Mali. Car tout autour de cette ville mythique, ce ne sont que troubles, attentats, attaques surprises des bandes terroristes islamistes de différentes obédiences. Et pendant ce temps, rien n’est fait pour soulager la misère des habitants. On a du mal à imaginer que cette partie de l’Afrique aurait pu connaître un tout autre destin si elle avait été traversée par un éléphant blanc qui a fait rêver des générations entières, mais qui ne s’est jamais réalisé.
Ce rêve a failli exister. J’ai connu dans ma jeunesse Simon, un ami de ma famille. Simon était très frileux, il ne quittait jamais ses lainages sauf pendant les jours de canicule, qu’il supportait bien mieux que nous. Il m’intriguait tellement que j’ai fini par l’interroger. « J’ai vécu à Gao et Tombouctou pendant la seconde guerre mondiale. J’avais trouvé un boulot de géomètre et je faisais des relevés topographiques pour le chemin de fer Transsaharien ».
Avant cette confidence, je pensais que le chemin de fer Transsaharien n’était qu’une idée folle de la France coloniale et que personne n’avait jamais songé à lui donner un début de réalité. Bref, il était enfoui dans les poubelles de l’histoire et nul ne se hasardait à en ressortir des investigations ou des témoignages.
Ce rêve fou naît dans les années 1870, alors que la Troisième République naissante voulait consolider la conquête de l’Algérie et l’ancrer à son empire colonial d’Afrique subsaharienne. Dans cette aventure, on rencontre d’abord un ingénieur des ponts et chaussées, un certain Adolphe Duponchel, qui se rend en Algérie et préconise de créer ce « prolongement du PLM » sur 2500 km de l’autre côté de la Méditerranée. La fiction de la France de Dunkerque à Tamanrasset, ce n’est pas le général de Gaulle qui l’a inventée ! Puis, en 1880, une expédition fut organisée pour réaliser effectivement la traversée du désert depuis la ville de Ouargla au nord jusqu’au Niger. Sous la direction d’un certain colonel Paul Flatters, elle comprenait une centaine de membres, dont sept spécialistes européens, et constituait une imposante caravane avec 280 animaux. Seulement voilà : les redoutables Touaregs avaient prévenu, déjà, en dissuadant par des menaces les tentatives précédentes. Ils se considéraient les maîtres du désert et ne se laisseraient pas faire. L’expédition du colonel Flatters n’arriva jamais à destination. Elle fut attaquée et stoppée en février 1881. Tous les Européens et une bonne partie des autres participants furent massacrés.
Malgré ce drame (sous certains aspects prémonitoire), les investigations et les études se poursuivirent, de comités en expertises successives, avec clairement le but de consolider l’empire colonial par une grande infrastructure, en faisant miroiter le développement des échanges commerciaux. Et aussi peut-être le transport des troupes coloniales, que l’on envoie au front des conflits avec l’Allemagne. Un Office du Transsaharien est créé en 1928. Voici un exemple de la prose inspirée que l’on pouvait lire dans les années 1930 : « Grâce au Transsaharien, la France aura vraiment parachevé son œuvre coloniale, elle sera digne d’être considérée par ses enfants de couleur comme ce qu’elle est réellement : la mère patrie. »
Néanmoins l’accomplissement de ce fantasme colonialiste ne se révélait pas si simple : le chemin de fer ne devenait-il pas une technique un peu démodée à l’époque de l’expansion de l ’automobile ? Les partisans de cette dernière ne se privaient pas de soutenir que le kilomètre de route coûterait moins cher que le kilomètre de voie ferrée. De toute façon, tout cela se révélait très dispendieux et, à l’issue de la première guerre mondiale, la priorité était à la reconstruction du pays et au redressement des finances. Jusqu’ au déclenchement de la seconde guerre mondiale, aucun gouvernement n’osa se lancer dans cette aventure.
A mon avis, beaucoup croient justement que le déclenchement de la guerre en 1939 a mis fin à ladite aventure. Moi aussi je le croyais, et à vrai dire je ne comprenais pas très bien ce que Simon avait pu faire au fin fond du Sahel. Et j’ai découvert deux choses étonnantes.
Tout d’abord que c’est le régime de Vichy qui lance pour de bon les travaux, par une loi de mars 1941. La société Méditerranée Niger (en abrégé MerNiger) est créée. Les travaux du premier tronçon sont inaugurés, côté nord à la limite du Maroc et de l’Algérie, pour desservir les mines de charbon de Kenadsa. Charbon dont l’on pouvait disposer pour les locomotives. La France était en grande difficulté économique, elle devait verser des sommes énormes à l’Allemagne (rappel : pendant la collaboration, l’Allemagne ne se gênait pas pour vampiriser les pays occupés), mais ce gouvernement collaborateur trouvait moyen d’emprunter 350 millions de francs de l’époque pour un projet évalué à 5,7 milliards de francs. Car non seulement le tracé traversait le Sahara jusqu’au fleuve Niger dans la région de Gao, mais il se prolongeait à travers le Mali vers Bamako pour se « boucler » sur le port de Dakar. Une liaison de 3650 km !
Seconde étonnante révélation, alors que les pénuries sévissaient partout dans la Métropole, on fait appel aux Etats-Unis (qui n’étaient pas encore en guerre avec le régime de Vichy) pour livrer le matériel, avec une commande d’un million de dollars. Et la société Caterpillar livre tous les engins nécessaires au chantier, des grues, des tracteurs, des remorques et même 12 locomotives. Des engins d’un type tout nouveau que personne n’avait jamais utilisés en France métropolitaine !
Et voilà comment Simon, qui vivait en Algérie et à qui on avait interdit de faire des études universitaires, avait pu gagner sa vie, et échapper aux horreurs de la guerre, dans une région qui paradoxalement est devenue depuis très troublée et dangereuse.
Pour les ouvriers du chantier, ce n’était vraiment pas le Club Med, comme on dirait maintenant. D’autant plus que, initialement, on fit appel à des travailleurs forcés, en fait des prisonniers (républicains espagnols, étrangers internés), avant de se rendre compte qu’il fallait proposer des contrats dignes de ce nom pour disposer d’une main d’œuvre motivée pour travailler. Sans surprise, le chantier a été un véritable calvaire, dans la chaleur, les tempêtes de sable, avec des engins qui tombaient très souvent en panne.
Le chantier fut poursuivi après le débarquement américain en Afrique du Nord en novembre 1942. Mais au total, à la Libération, 160 kilomètres seulement avaient été terrassés, et on n’avait posé que 62 kilomètres de rails. Le gouvernement provisoire de la Libération a même essayé de prolonger ces travaux sur quelques dizaines de kilomètres avec des internés allemands et italiens (chacun son tour !) puis très vite il jeta l’éponge. C’était un fiasco total. Finalement, en 1949, une mission du Ministère des Travaux Publics clôture définitivement le dossier du Transsaharien en le qualifiant de « non-sens ». Il a fallu du temps pour enterrer cet éléphant blanc !
Après tout, il a dû être difficile de renoncer à cette réalisation. Tant d’études, tant d’efforts, à commencer par la peine des travailleurs, de vrais galériens souvent, dans des conditions épouvantables. L’oubli qui a suivi est probablement une contrepartie de toutes ces difficultés, de toute cette souffrance. Mais je me laisse encore rêver à ce que serait devenue cette partie de l’Afrique. Une région moins pauvre et pacifiée, une destination touristique prisée ? Après tout il s’en est fallu de peu. Et cet abandon ne nous a pas préservés d’autres éléphants blancs.
signé Vieuziboo