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Mes voyages avec Hérodote (Ryszard Kapuscinski, Plon 2004)

Mes voyages avec Hérodote (Ryszard Kapuscinski, Plon 2004)

Par les temps qui courent, pourquoi ne pas reprendre la lecture d’auteurs éprouvés, reconnus et qui parlent d’époques aujourd’hui complètement disparues ? Non seulement cela apparait exotique à première vue, - et donc reposant- mais peut-être pourra-t-on aussi, y trouver des résonances avec nos temps troublés, résonances qui, par leur nature répétitive, pourraient nous rassurer comme lorsqu'on trouve des repères dans quelque chose de déjà connu,  d'où l’humanité est déjà ressortie vivante, ce qui augure plutôt bien des temps présents si désespérants.

J’ai ouvert ce livre un peu dans l’incrédulité. Car son auteur, Ryszard Kapuscinski, vient d’un âge de pierre où était plongée la Pologne, depuis la fin de la seconde guerre mondiale et jusqu'à la chute du Mur. Né en 1932, il n’aura en effet connu, jusqu’à près de 60 ans, que la Pologne sous le rideau de fer, époque que nous avons tendance à oublier allègrement, mais qui nous revient, hélas, à la faveur des évènements actuels.

Ryszard Kapuscinski n’est pas n’importe qui, il a été un immense journaliste, de type Jack London, toujours en mouvement sur les continents, et plus spécifiquement en Afrique, à laquelle il a consacré de nombreux récits de voyages. Il est mort en 2007, à près de 80 ans.

Dans ce livre, il nous raconte ses premiers voyages, tout juste à ses débuts de journaliste au service d'un journal polonais, (donc nécessairement dans la ligne du Parti), inconscient voyageur qui ne parlait pas encore anglais, et qui a été envoyé en Inde, puis en Chine et enfin en Égypte et dans d’autres pays africains.

Au commencement, il nous fait revivre les sombres années de soviétisme polonais, où les rayons des magasins étaient complètement vides et où la propagande s’insinuait partout, au point d’entraver toute vie sociale. Ryszard Kapuscinski s’était risqué à demander à sa rédactrice en chef de pouvoir faire des reportages à l’étranger. Le ciel était si fermé qu’il ne voyait quasiment pas d’autres frontières que celles du rideau de fer. Il avait donc demandé la Tchécoslovaquie, ce qui lui paraissait alors un horizon presque lointain. Le voilà donc dans la touffeur de l’Inde, qu’il découvre avec des yeux absolument vierges, mais c’est là qu’il comprend que le voyage se prépare aussi dans les livres.

À vrai dire, il ne partait pas sans aucune référence, sauf que celles qu’on lui avait confiées dataient de 2500 ans : il s’agissait d’une œuvre qui ne le quittera plus par la suite, les « Histoires » d’Hérodote.

Hérodote fut un des premiers historiens/journalistes de notre civilisation. On sait peu de choses de sa vie, si ce n’est qu’il était né à Halicarnasse, une colonie grecque dans ce qui est aujourd’hui la Turquie, vers 480 avant JC et qu’il est mort vers 425 av JC à Thourioi, dans une autre colonie grecque située en Calabre. Je parle bien de colonies, car les Grecs de l’époque classique, fondateurs de la démocratie, extrêmement civilisés, avaient bien fondé des colonies au vrai sens du terme dans tout le bassin méditerranéen. (ils avaient succédé aux Perses, avant d’être supplantés par les Romains, c’est dire si l’esclavage est ancien et partagé par de nombreuses sociétés tout au long de l’Histoire).

Hérodote se promenait donc, avec des stylets, des papyrus, des tablettes d’argile et des scribes, et il notait ce qu’on lui racontait partout où il passait. Je pense qu’il devait avoir de l’humour, ou du recul, ou du cynisme, ou alors il écrivait en voulant vraiment provoquer l’intérêt de ses lecteurs, - non, peut-être n’avait-il pas de « lecteurs » mais en tous les cas de ceux à qui il « racontait » ses histoires - car il ne négligeait aucun détail croustillant ou de nature à tenir en haleine ses auditeurs. Certains l’ont accusé d’être un peu mytho, mais je crois qu’il fallait bien répondre par un peu de sensationnalisme, aux goûts des amateurs.  

Et c’est même cette caractéristique qui, dans un premier temps, rapprochera Ryszard Kapuscinski d’Hérodote : « Mais quel rapport avec Hérodote dont le livre avait été écrit deux mille cinq cents ans plus tôt ? Il faut croire que ce rapport existait, puisque, en ce temps-là, toute notre pensée, toute notre manière de regarder et de lire le monde se trouvaient dominées par la hantise de l’allusion. Le moindre mot était équivoque, avait un double sens, cachait un sous-entendu, une acception mystérieuse, la moindre expression contenait un code secret habilement dissimulé. Rien n’était comme dans la réalité, clair et univoque, chaque objet, chaque geste et chaque mot renvoyaient à un signe allusif, à un clin d’œil de connivence.[…] Les Histoires (d’Hérodote) sont composées de neuf livres dont chacun regorge de sous-entendus. »

C’est ainsi qu’Hérodote raconte que le tyran de Perse, Périandre, voulait connaitre de son voisin le tyran de Milet, comment maintenir les hommes dans la terreur. Ce dernier ne  dit rien, mais emmena son émissaire dans un champ de blé, dont il tranchait systématiquement les têtes les plus belles et hautes. Le message sans paroles était clair, conclut Hérodote avec flegme. (il me semble même le voir ricaner !!!…)

Ryszard Kapuscinski, fort des enseignements tirés d’Hérodote, le "journaliste avant l’heure", nous décrit l’Inde, ses misères et ses splendeurs, ses réalités et ses mythes, sa folie et ses sagesses avec la même gourmandise que son mentor.

Par la suite, il écrit, s'agissant de la Chine : « Et quand on sait que les Chinois n’ont pas cessé d’ériger des murs pendant des siècles, voire des millénaires, quand on réfléchit à leur nombre incommensurable, leur dévouement, leur esprit de sacrifice, leur discipline exemplaire, leur assiduité de fourmi, on aboutit à des centaines et des centaines de millions d’heures passées à bâtir des murs, heures qui dans ce pays pauvre auraient pu être consacrées à l’apprentissage de la lecture ou d’un métier, à la culture ou l’élevage.

Voilà où disparaît l’énergie du monde !

C’est tellement irrationnel ! Tellement inutile ! ».

Oui mais il faut le dire, il faut l'écrire, il faut en garder trace, tout comme le faisait Hérodote : « conscient de l’irréversibilité du temps, Hérodote veut s’opposer à sa nature destructrice : […] pour que les œuvres des hommes et leurs faits les plus mémorables ne sombrent dans l’oubli. »

Et plus loin, on trouve l’interrogation qui guide fondamentalement aussi Ryszard Kapuscinski, je cite : «  Hérodote sait que le monde est divisé en deux, qu’il se partage entre l’Est et l’Ouest, que ces deux zones sont en état permanent d’opposition, de conflit, de guerre.

Une question nous brûle les lèvres : pourquoi ? Pourquoi en est-il ainsi ? Cette interrogation, qui s’adresse à Hérodote comme à n’importe quel autre penseur, est incluse dans la première phrase de son chef-d’œuvre : Hérodote d’Halicarnasse présente ici ses « Enquêtes » […] dans le but de découvrir pour quelles raisons Grecs et Barbares se firent la guerre.

Cette interrogation trouble et hante l’humanité depuis des millénaires, depuis la nuit des temps elle revient sans cesse : pourquoi les hommes se font-ils la guerre ? Quelle est leur motivation ? Quelle est leur perspective quand ils engagent un combat ? Par quoi sont-ils guidés ? Que pensent-ils ? Quel but poursuivent-ils ? Interminable litanie de questions ! »

Cette question, obsédante pour Hérodote comme pour Ryszard Kapuscinski, nous nous la posons aussi, aujourd’hui même, et quasiment dans les mêmes termes: pourquoi les hommes se font-ils la guerre, pourquoi continuent-ils ces funestes entreprises ? N'ont-ils rien appris de l'expérience du passé ? Surtout que les guerres se terminent absolument toutes par le même constat : à quoi ont-elles servi ? Et la réponse est à chaque fois la même : à rien, on aurait pu trouver une autre façon de résoudre les problèmes, bien moins coûteuse en vies humaines et en destructions. Alors pourquoi ?

 

En Inde, il y a Kali : « Kali représente l’action dévastatrice du temps. J’ignore s’il est possible de la fléchir puisque, par définition, le temps ne peut être arrêté. Kali est grande, noire, elle tire la langue, elle porte autour du cou un collier de crânes et se tient debout, les bras croisés. Bien que ce soit une femme, mieux vaut ne pas tomber dans ses bras. »

BRRRR pourvu qu'on n'y soit pas tombé maintenant!!!!

Un livre qui se lit d’une seule traite, à la fois plaisant et profond.

 

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R
Pourquoi la guerre ?<br /> Peut-être un début de réponse dans cet échange épistolaire ..<br /> _https://mega.nz/file/TCp3CDAB#kd6NWrHfnXE1C5ElE_9AsE5VOaaYWkc8AOCKbRu7hfA<br /> Ceci dit Hérodote est davantage considéré comme "père de l'histoire" (cf Cicéron "De legibus") que comme journaliste et Ryszard Kapuscinski, historien de formation, fait plutôt ici dans le genre du reportage littéraire<br /> Enfin ce n'est que mon avis ..
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