Il ne fait pas bon avoir des différends avec sa femme quand on écrit un livre qui concerne sa propre vie ! Je dis ça en faisant la part des choses : un écrivain peut se raconter mais c’est toujours un récit, et comme dans tout récit, il y a place pour l’imaginaire, pour la métamorphose, pour la transfiguration. Mais presque tous les romans d’auto-fiction (autobiographie et roman) ont entrainé des réactions violentes de la part de ceux qui se sentent mis en cause ou de leurs proches. Cela a été le cas pour l’inventeur du mot Serge Doubrovsky (Fils), attaqué ensuite littérairement par son neveu Marc Weitzmann (Chaos) ou pour Christine Angot jugée pour diffamation (Le Marché des Amants).
Mais il y a aussi de grands noms qui ont publié des chefs d’œuvre du genre et cela va de Rousseau (Les Confessions) à Marguerite Duras (L’amant), en passant, non ce n'est pas un sacrilège par Proust (La recherche) et ce, sans accroches avec leur entourage. Mieux vaut que cet entourage ne puisse pas, pour des raisons diverses, se préoccuper de ce qui est écrit. Ce n’est pas le cas pour Emmanuel Carrère dont l’épouse avait strictement prohibé toute référence à elle-même et à son couple, aujourd’hui défait. C’est pourquoi Emmanuel Carrère, pourtant en ligne pour se voir attribuer le Goncourt, s’est retrouvé écarté sèchement de ce prix en automne 2020.
Pourtant, je n’ai pas vraiment trouvé trace de la présence de la femme de l’auteur dans le livre, sauf à ce qu’il passe sous silence, dans un récit qui se veut autobiographique, sa situation d’homme marié et malheureux.
Ceci étant dit, je sais aussi que les lecteurs ont pu se trouver embarrassés avec ce texte, certains avouant même s’être ennuyés à la lecture de YOGA. Je ne suis pas certaine que ces lecteurs aient bien apprécié les précédents récits de l’auteur, car ce n’est pas la première fois qu’il semble se mettre en scène. Beaucoup de ses autres romans parlaient de lui-même et pas seulement de faits relativement périphériques à sa vie. Le Royaume traitait de sa conversion au catholicisme et , à chaque fois qu’il évoquait « d’autres vies que la sienne » (titre de l’un de ses romans) il se mettait toujours en scène, ce qui donnait un point de vue personnel chaleureux sur les évènements décrits et les personnes rencontrées. Moi, j’aime bien, je trouve que c’est une sorte de journalisme plus intime, plus proche du lecteur qui est non seulement intéressante mais aussi plus vivante et proche de nous.
Et puis, je ne sais pas pourquoi mais Emmanuel Carrère a le don de parler de moi aussi, je me retrouve très souvent dans ses analyses, considérations et pour tout dire dans ses névroses. On peut certes être agacée par son narcissisme et, comme l’a écrit méchamment son ex-femme, son égo surdimensionné, mais ce serait réducteur et erroné de le limiter à un nombrilisme qui n'est pas complètement son sujet.
Moi je trouve que c’est courageux de se détailler au scalpel comme il le fait, et je ne pense pas qu’il y ait de la complaisance, sauf à ce qu’il soit complètement maso, à exposer ses défaillances, ses ridicules et ses propres faiblesses. Emmanuel Carrère ne cherche pas à se montrer comme un héros, ni à se donner le beau rôle mais au contraire il souhaite rester vrai, lucide et authentiquement sincère dans ce qu’il raconte sur lui-même.
De quoi est-il question ? Au départ, en panne d’inspiration, Emmanuel Carrère voulait écrire un livre sur sa pratique, déjà bien ancienne, du YOGA. Un type de yoga plutôt « intégriste » , le Yoga Vipassana, qui propose une discipline stricte de méditation silencieuse pendant des stages entiers d’une dizaine de jours. Puis, suite à ses déboires conjugaux, peut être dus à sa rencontre avec une autre femme, ( ?) il projette un livre sur sa maladie nerveuse, une très forte dépression qui le conduira à Sainte Anne pour des électrochocs, où on lui diagnostiquera un trouble bi-polaire.
Et finalement son livre que d’aucuns ont trouvé déséquilibré, sera le « témoignage » (romancé, car ce n’est pas non plus une pure introspection) de cette traversée de la maladie.
Une première partie raconte son stage de yoga, une méthode douce, même si elle est, à mes yeux, assez radicale, pour se ressourcer, se retrouver et mieux vivre sa vie. Et une deuxième partie est consacrée aux méthodes violentes utilisées en médecine occidentale pour sortir de la folie. C’est donc un livre bipolaire lui aussi. Je ne sais pas bien distinguer ce qui correspond aux temps de l’exaltation et aux périodes de la dépression, mais cela me parait assez évident que l’une ou l’autre de ces périodes ne pouvait pas trouver son remède dans les pratiques de l’une ou l’autre des théories. Le livre est divisé en deux périodes, l'une plus calme que l'autre. Les deux versants de la maladie.
Emmanuel Carrère pense que ce sont les électrochocs qui l’ont sauvé. C’est possible, mais ce n’est heureusement pas le seul intérêt de ce livre.
Personnellement j’adore l’écriture d’Emmanuel Carrère, il possède le génie de parler de lui sans nous entrainer dans des plaintes et des autojustifications. C’est peut-être une habilité suprême mais c’est vraiment une des conditions pour que nous puissions nous sentir en empathie, et tant pis pour la technique de manipulation si elle existe.
Ensuite, il ne parle évidemment pas de lui uniquement et, quand on est aussi tenaillé que moi par la curiosité, on découvre beaucoup en le lisant. J’adore. Cela va de petites blagues ou plaisanteries jusqu’à des morceaux d’histoire qui m’étaient passées inaperçues à l'époque. J’évoquerais juste le « détail » concernant le Coran de sang écrit par Saddam Hussein avec son propre sang, considéré aujourd’hui comme « haram » par les autorités religieuses sunnites d’Arabie saoudite qui ont récupéré ce Coran, impossible à détruire, et alors exposé dans la mosquée aux minarets en forme de kalachnikov à Bagdad. Ou les vieux paysans suisses qui se "chamaillent" en voyant une vache passer.
Donc je conseille la lecture de ce livre, qui n’est peut être pas le meilleur d’Emmanuel Carrère (moi j’ai adoré Roman Russe ou Limonov), mais qui mérite, pour une admiratrice que je suis du style et de la personnalité de son auteur, qui mérite le détour. Cela se lit très bien et très vite, c’est un page turner dans son genre.