La mer est d’huile en ce petit matin rose et argent. Les bateaux des grecs sont appareillés, les soldats venus de toutes les provinces, attendent au port. Depuis des mois, pas un souffle de vent. Tout est arrêté. Rien ne bouge, sauf les oiseaux qui traversent l’espace comme pour mieux dénoncer son immobilité angoissante. On attend le vent qui viendra gonfler les voiles. Tout est prêt pour la guerre, la guerre de Troie, une guerre légitime aux yeux des grecs coalisés puisque Priam, roi troyen, a accueilli Pâris et Hélène, volée à Ménélas, son époux. Il y a déjà eu une première expédition et celle-ci est la seconde. Tout est prêt du côté des hommes. Seule la nature, donc les dieux, sont maintenant en charge de la réussite de l’opération. Les dieux n’interviennent pas dans les affaires des hommes, et pourtant ceux-ci sont dans leurs mains, leurs actions sont guidées par leurs colères, suscitées par leurs passions et connaitront le dénouement qu’ils auront bien voulu décider.
Et voilà le problème : pour que cesse la paralysie générale, pour que le monde se remette en mouvement, les dieux, par l’intermédiaire du devin Calchas, demandent un sacrifice et pas n’importe lequel : celui de la fille d’Agamemnon, le frère de Ménélas, Iphigénie.
Quelle bonne idée de jouer cette pièce au moment où la France, confinée, n’attend qu’un signe pour reprendre vie ! Et comme la métaphore sonne juste : jusqu’où faut-il aller, que faut-il accepter, quel sacrifice consentir pour sortir de la crise et retrouver la capacité d’agir ?
Stéphane Braunschweig explique qu’il avait la volonté de représenter cette pièce depuis longtemps mais que c’est le confinement qui lui en a donné le sens et la porte d’entrée. L’armée grecque, comme Paris, la France, sont clouées à l’arrêt. Les puissances terrestres sont terrassées. Les dieux se rappellent à nous : notre hubris doit être sanctionné, nous ne pesons pas grand-chose et nous l’avions oublié. Un virus minuscule circule en silence, il faut attendre…à moins que….nous acceptions de sacrifier ce que nous avons de plus cher, notre liberté, notre économie, notre mode de vie…
Stéphane Braunschweig a mis en scène cette pièce de Racine avec une grande finesse : la scène est bi- frontale, en hauteur. Les gradins ont disparu, nous sommes assis sur des chaises blanches et nous voyons les grands de ce monde à la manœuvre. Nous assistons, comme les grecs tapis au sol, au spectacle des tourments et contraintes que subissent les rois, eux qui doivent décider de notre sort à tous. Derrière eux, sur des écrans géants, la ligne d’horizon sur la mer. La succession des heures est à peine perceptible tant la lumière, comme la mer, est étale, diffuse, inerte. Toutefois nous entamons le spectacle à l’aurore et le finissons à la nuit tombée, alors que les vagues commencent à se soulever et que notre émotion se calme enfin.
J’ai toujours dit que les vers de Racine sont si purs, sa langue si parfaite, sa cadence si extraordinaire, qu’on pourrait même se passer de mise en scène, les mots étant le meilleur des costumes et décors.
Stéphane Braunschweig, avec grande intelligence, a choisi la ligne horizontale du plateau surélevé où les acteurs circulent entre cour et jardin, en une sorte de profil, de bandeau, de frange simplement fermée par l’horizon de la mer. Là, les mots peuvent surgir, les émotions éclater, en une « lecture » qui s’envole vers le ciel en prenant corps, en devenant la « réalité ».
Comme dans la « réalité » moderne de nos existences, les décideurs (les rois et personnages illustres de Racine) hésitent, tergiversent, se contredisent. Il y a , dans cette pièce de tels revirements, de tels changements de situation, de tels retournements, qu’on a pu se demander si elle correspondait bien aux standards français de l’époque (notamment concernant l’unité d’action).
J’en relève quelques-uns :
- Agamemnon a pressé sa fille de venir à Argos mais, devant l’exigence de son sacrifice, se ravise et décide d'empêcher son arrivée, en arguant d’un changement dans les sentiments d’Achille, le futur époux,
- La demande n’étant pas reçue à temps, la fille arrive tout de même,