Nous étions en novembre, c’est le mois que je déteste le plus. La nature se dépouille de toutes ses couleurs, le temps pleure constamment, et les jours deviennent rares. C’est Brumaire, célèbre pour un fameux coup d’Etat, mais cela n’a rien à voir avec mon histoire, c'est seulement pour la référence qui fait bien!.
Depuis quelques semaines, je cherchais des lentilles Beluga, d’abord parce que le nom seul est hyper sympa, mais aussi parce que j’avais lu qu’elles étaient pleines de protéines, pouvant aisément remplacer les protéines animales.
Et ce jour là, un matin gris et venteux, c’est en inspectant tous les rayons de ce magasin de produits bio, en me baissant pour lire les différentes étiquettes de pots aux contenus bizarres, en comparant les provenances et les indications de composition, que je les ai enfin découvertes. Je précise que je voulais aussi que mes lentilles ne proviennent pas du Canada, réputé pour utiliser des pesticides et des OGM.
Me voilà donc enchantée de ma trouvaille, triomphante, mon paquet de lentilles Beluga à la main, et je cherche la caisse. Les lentilles Beluga ont la particularité, comme leur nom le dit bien, de ressembler à du caviar : ce sont de petites céréales toutes noires, d’un noir brillant adorable, précieux.
A la caisse, m’attendait une superbe brune aux yeux cernés, jeune encore, mais pétillante. Dehors, les nuages menaçants, obscurcissaient la lumière du magasin, situé au coin d’une petite place bordée de platanes. A l’accent de la jeune femme, j’ai tout de suite entendu l’Italie. Après qu’elle m’ait confirmé qu’elle était bien italienne, nous avons commencé à échanger dans ma langue préférée, l’italien.
Nous sommes passées très vite au « tu » (mi puoi dare del tu ») très courant en italien. Personne dans le magasin, en plus le matin avant le rush hour de midi, ce n’est pas le meilleur moment pour les bio-bos qui préfèrent venir se fournir en graines à germer et jus d’épinard à la sortie du travail, plus tard.
Nous avions donc tout notre temps.
Après les premiers échanges sur sa région d’origine et mes explications sur le pourquoi de mon utilisation de sa langue, nous commençons les confidences. C’est bien plus facile d’entrer en intimité quand on partage la langue.
Elle s’appelle Angelina. Elle souffre un peu de ne pas pouvoir s’exprimer. Les français ne nous comprennent pas me dit-elle. Comme moi, elle est fan de la Sicile, d’où viennent ses parents, aujourd’hui émigrés à Turin. « Comme tout le monde », je lui dis.
Elle, elle a surtout un faible pour les animaux, elle est capable de beaucoup pour leur venir en aide. Elle est « animalista » ce qui se traduit, pour moi , comme une activiste de la cause animale, un peu comme les militants de L214.
Elle a d’ailleurs rencontré son compagnon actuel, à cause d’un chien, à Turin. C’était une bête agonisante qu’elle avait ramassée suite à un accident de voiture. Le conducteur s’était enfui, laissant la pauvre bête estropiée mais encore en vie. Compte tenu des lésions qu’elle voyait, et de celles qu’elle imaginait, elle ne savait pas comment le sauver. Elle avait fait appel à un ami d’ami, sur un réseau social, lequel avait accepté de se déplacer de Paris pour « réparer » ce chien. Et voilà ce qui l’avait conduite ici en retour. C’est très beau cette histoire d’amour ! Je n’ai pas eu l’impression qu’elle était vraiment heureuse ici, loin de l’Italie, mais au moins elle était en contact avec d’autres militants, des gens qui partageaient sa passion et ses luttes.
Elle m’a ensuite raconté l’action des associations qu’elle fréquente, à Paris.
Certains bénévoles se sont dédiés à fabriquer des sortes d’attelles pour des animaux qui ont perdu une patte, un peu comme ceux qui interviennent à Handicap International et qui proposent des prothèses très bon marché pour les gens victimes de bombes anti-personnel. Elle me dit qu’elle a vu des chiens à qui il manquait deux pattes, et qui étaient devenus tout joyeux depuis qu’ils pouvaient se hisser sur un petit charriot, fabriqué à leur hauteur, et se déplacer, comme dans un fauteuil roulant, pour les pattes avant. Le chariot à roulettes leur permettait de ne plus se trainer par terre. C’est assez incroyable de penser que, moyennant une sorte de formation, ces animaux sentent qu’ils peuvent retrouver leur autonomie et que ça leur donne une nouvelle vitalité !
Nous avons continué à parler. Le magasin de produits bio, ça ne rapportait rien pour elle. Il y avait trop peu de clients. Alors elle s’occupait aussi de venir apaiser les animaux de compagnie, devenus hargneux par manque de liens avec leurs maitres et maitresses. En gros, elle les sociabilisait. Non, il ne s’agissait pas de dressage, le dressage c’est trop violent, elle savait juste comment parler avec les animaux et comment les « apprivoiser ». Il y a des gens, que j’admire beaucoup, et qui, comme elle, savent communiquer avec les animaux, les comprennent, peuvent littéralement dialoguer avec eux, entrer dans leur « âme » et interagir de manière naturelle. Je sais que c’est stupide ce que je dis, à une époque où l’éthologie nous a tellement appris sur les comportements animaux, mais c’était surtout pour mettre en lumière le don, quasiment magique, que possèdent certaines personnes, comme Angelina, pour entrer en intimité avec des animaux (et qui n’est pas facilement accessible pour moi)
Novembre, au dehors, balayait les feuilles devant la porte du magasin et nous étions toujours seules. Quelques oiseaux picoraient dans les tourbillons de poussière. La nature n’allait pas tarder à mourir, avec des bourrasques de pluie qui s’annonçaient et qui nous isoleraient encore un peu plus.
Elle a continué à me confier, toujours en italien, ses histoires, plus personnelles.
Cela se passait en Italie, bien avant qu’elle ne rencontre son chéri actuel.
Un jour qu’elle avait été appelée au domicile d’un « client » pour son chien, redevenu sauvage et surtout extrêmement féroce dès que son maître voulait l’approcher, elle s’était vite rendue compte que le maître n’allait pas bien non plus. C’était un homme comme une armoire à glace mais sans les muscles, un géant obèse qui ne pouvait presque plus marcher à cause de son poids. Grand, énorme, difforme, repoussant.
Le chien, un grand chien, « un cane grosso e nero » , et, d’après ce que j’ai compris plutôt du genre Doberman, ne supportait plus qu’on l’approche, montrait les dents et grondait dès que l’homme lui tendait la main.
D’habitude elle demandait 150 euros pour rassurer un animal et le rendre plus équilibré à son maître. Il lui suffisait d’une ou deux séances pendants lesquelles elle observait la bête puis lui parlait et enfin détectait comment agir pour l’« assagir ».
Mais là, elle a d’abord commencé à discuter avec l’homme, en enfermant le chien dans l’entrée de l’appartement. Cet homme avait dans la quarantaine et son infirmité l’isolait totalement. Après une heure de discussion, il lui avait avoué qu’il n’avait jamais tenu une femme dans ses bras. Jamais, jamais. Pas une seule fois, pas même quelques instants. Une femme, pour lui. Une femme qu’il aurait pu caresser, même s’il n’y avait rien d’autre. Une femme, la chaleur de son corps, ses rondeurs, son parfum, une femme qui pourrait, pour très peu de temps, accepter d’être allongée à côté de lui, d’être tenue dans ses bras à lui. Une femme, pour le grain de sa peau, pour la douceur de ses mains. Une femme, comme un rêve, comme un mirage, et seulement pour un moment.
Elle avait réfléchi, puis à sa seconde visite, elle avait demandé le double, 300 euros. Pour l’amour des animaux.
Je n’ai pas questionné au-delà. J’avais compris. Angelina avait des yeux si noirs, si brillants qu’on aurait dit des œufs de Beluga, du caviar, pailleté d’or, intenses, brûlants.
Quand je suis partie, une volée d’étourneaux a fait tournoyer les feuilles amoncelées sous les arbres, des étourneaux noirs et tachetés de blanc. Peut-être pour effacer les souvenirs ?