Ce post n'est pas une fiction
Pour lier amitié, il me faut d’abord un sourire, mais un sourire, ce sont surtout des yeux, en fait tout un visage, une expression, une illumination.
Elle, je l’ai rencontrée dans le sauna de la piscine où je vais faire des longueurs, toutes les semaines, pour cultiver ma forme.
En fait, j’y rencontre toujours beaucoup de gens car je traine au sauna et dans les salles de repos. A droite c’est le sauna mixte, j’y vais de temps en temps pour discuter avec les hommes ; A gauche, c’est la sauna femmes, et quand je me sens plus feignante, je me dirige plutôt là car il m’est plus facile d’engager la conversation avec d’autres femmes.
Elle, elle a quelque chose comme la cinquantaine. Au sauna, en principe, et aux heures où j’y vais (j’évite les stressés de l’heure du déjeuner, et je me cale sur les après-midis) je ne rencontre que des mères de famille, plutôt magrébines, qui viennent là par tradition méditerranéenne, par habitude des soins qu’on accorde au corps dans ces pays, par plaisir aussi, comme pour moi.
Elle s’appelle Leila, mais pour entrer en contact, on ne commence pas par les questions, et, à mon avis, rien ne vaut une bonne histoire.
J’entame toujours la conversation avec des sujets généraux mais souvent très ciblés selon ma propre sensibilité et l’empathie que je peux éprouver pour les fameux sourires de complicité que je recherche. Ce jour-là, nous sommes 4 femmes dans le sauna. Deux viennent de Kabylie, une autre de Constantine. Mais les questions sur les origines, ce sera pour bien plus tard, ou pour jamais, on verra bien. On ne commence jamais comme ça, ce serait trop clivant.
Pour réfléchir avec les autres femmes, je raconte que je viens de voir une courte video où il est demandé à un public entier de se lever :
Tout le monde finit debout, ce qui prouve bien qu’au lieu de penser que la malchance n’arrive qu’aux autres, nous ferions bien mieux de nous demander « pourquoi cela ne nous est pas encore arrivé ? ». Cela nous permettrait de mieux comprendre, quand une catastrophe arrive, que nous ne sommes pas victimes d’une horrible injustice du sort mais qu’il s ‘agit là d’évènements « normaux dans la vie ». J’en conclus qu’il serait exceptionnel que nous n’ayons pas déjà toutes traversé une épreuve, une maladie, le décès d’un proche ou un accident.
Les deux autres femmes du sauna sortent et nous nous retrouvons seules, moi et Leila.
Et c’est à ce moment-là qu’elle se relève de sa position couchée et qu’elle débute son histoire, d’abord en plongeant son regard vers le coin sombre du sauna, pour retrouver souvenirs et sensations.
Il y a 15 ans de ça, elle était enceinte de 7 mois, quand elle a dû être opérée du dos, une opération lourde et longue, qui ne pouvait pas attendre. Il fallait qu’elle soit opérée en extrême urgence, sans attendre l'accouchement.
Avant d’être anesthésiée, prise d’un doute et d’une angoisse bien compréhensible, elle a donné ses « dernières » recommandations à son chirurgien, à savoir :
En me racontant ce terrible évènement, elle a tourné la tête vers moi en souriant, de ce sourire que j’aime tant, un sourire un peu mystérieux, mais un sourire avec les yeux, un sourire douloureux, un sourire de « rassurance ». Elle voulait vérifier que je suivais, que je ne jugeais pas, et peut être aussi que j'acquiessais. Je savais déjà que son histoire se terminerait bien.
Malgré mon air amical et encourageant, elle tentait de se justifier, . « J’avais déjà trois beaux enfants, cela m’était égal d’en avoir un de plus, tu comprends ? »
Mais oui, c'est sûr que je comprenais, j’aurais probablement dit et fait la même chose. Bien sûr qu’à choisir, c’est normal de se choisir soi-même, surtout quand on est déjà maman et que les autres enfants, ceux qui sont déjà là, ont besoin de tout le soutien et de l’affection de leurs parents pour continuer leur vie.
Mais, elle allait plus loin : Dès son réveil, ce qui l’avait principalement inquiétée, c’était la possibilité ou non de bouger ses orteils. Et, très vite, à peine un œil ouvert, elle avait demandé à son médecin si elle avait retrouvé la pleine sensibilité et la motricité de ses jambes et de ses pieds. Dans sa demi-conscience de l’après anesthésie, elle n’avait pensé qu’à ça, vérifier que tout pouvait fonctionner, qu’elle n’était pas restée paralysée, qu’elle retrouverait, avec la mobilité, son autonomie.
Et, chose incroyable, mais elle en était certaine, elle avait totalement occulté tout le reste. Et ça avait duré assez longtemps, car, sitôt réveillée et sitôt rassurée sur ses capacités, elle était retournée dans l’état quasi comateux qui suit un choc chirurgical. Elle s’était donc rendormie, vasouilleuse, léthargique, sans plus se soucier de rien.
Ce n’est que 3 jours après l’opération, qu’ayant ressenti comme un violent coup de pied dans son ventre, elle a sonné de toutes ses forces pour appeler un soignant, affolée.
Le médecin, au pied du lit, l’a questionnée : « Ben, vous n’auriez rien oublié, par hasard ? ».
Leila me regarde et elle rit. « Je n’y pensais plus du tout, mais j’avais encore le bébé dans mon ventre. Vivant ! je t'assure, je l'avais totalement et absolument oublié! Il n'avait pas bougé pendant ces trois jours, je le croyais disparu, je pensais que le chirurgien l'avait enlevé aussi, en même temps qu'il m'opérait du dos. Je ne m'étais plus du tout sentie enceinte!"
« J’ai accouché quelques semaines plus tard. C’était comme si ça avait été mon premier accouchement. Pas de péridurale à cause du dos qui n’était pas encore bien remis. Il m’a fallu 10 heures ! Les autres sont sortis rapidement, celui-là, comme je ne pouvais pas vraiment l’aider, il a pris son temps. J’ai souffert le martyr ! Mais il était bien vivant ».
Il a quel âge maintenant ?
« Ah, il a 14 ans, il m’en a fait voir de toutes les couleurs. Chaque fois qu’il ne m’obéit pas, qu’il est difficile, qu'il sort des cordes, il me rappelle qu’il est venu au monde pour ça. Pour me faire la misère ! « Voilà, je suis arrivé pour te rappeler que tu n’as pas voulu de moi ! », comme il dit ».
Moi, je sens bien qu’elle l'adore, ce fils, ce petit miraculé qu’elle avait déjà rayé de sa mémoire, avant qu’il naisse, dans son angoisse de ne pas survivre, elle, ou d'être handicapée. Elle guette mes réactions, avec ses yeux vifs, mais pleins de tendresse. Je ne bronche pas, mais mon regard l’enveloppe.
Je la quitte le temps d’aller nager.
Et quand je suis de retour au sauna, elle est avec son fils.
Ils sont ensemble, sous la douche. Je vois un jeune garçon fin et timide, qui peut encore, sans problème, fréquenter le coin des femmes.
J'adresse à Leila, un petit signe, et lui glisse : « ça aurait été dommage quand même ! ».
Puis, je lui demande : "Au fait, il s'appelle Samir, ton fils?"
Elle: « Ah non, c’est fini ça, les Mohamed, Saïd ou Abdallah ! Il s’appelle Enzo, comme Enzo Ferrari. Les prénoms, il faut que ça suive la mode de leur époque, les prénoms des films, d'acteurs, de types bien, c'est ça qu'on leur donne aujourd’hui comme prénoms, pas des prénoms à la mode de l’Arabie Saoudite ! »
Je n’ai pas eu besoin de la questionner sur le port du voile ! C’est moi qui me suis sentie honteuse de mes stéréotypes !
Avant de partir, elle m’a même rincé mon maillot de bain, en me disant « viens, on va faire comme au bled ! ».
L'automne peut bien pleuvoir toutes ses feuilles mortes, je suis heureuse, j’ai une nouvelle amie !