Si on aime le cinéma de Walt Disney ou celui des grandes comédies américaines, mieux vaut ne pas envisager de voir ce splendide film russe, complètement Tchekhovien, au rythme lent, à l’histoire intense.
Le cinéaste n’a que 28 ans et c’est son second long métrage. Un film suffisamment abouti pour être présenté à Cannes où il a obtenu le prix Un certain Regard.
Kantemir Balagov avait à peine 26 ans lors de la présentation de son 1er film, également à Cannes, en 2017, et qui explorait le point de vue des femmes dans une communauté juive orthodoxe russe. Balagov est, dans la même génération que Xavier Dolan, un petit génie en herbe.
J'ajoute une photo de ce beau garçon talentueux qu'il faudra suivre de très près.
Le thème du film :
Juste après le siège de Leningrad, fin 1945, la guerre est finie mais la Russie , et particulièrement Leningrad qui a perdu 1/3 de ses habitants morts de faim (1 million sur 3) est sous le choc. J’espère que tout le monde sait bien que c’est la Russie qui a le plus donné pour « gagner » cette affreuse tragédie (20 millions de morts russes) et que le siège de Leningrad a été le plus cruel évènement de l’histoire russe par sa longueur (près de 3 ans alors qu’il n’y avait que pour 1 mois de vivres), et par sa férocité (des scènes horribles ont été racontées par des journaux intimes de l’époque et par des rescapés).
Deux femmes se retrouvent, l’une est restée à Leningrad (c’est la grande fille, qui effectivement doit bien mesurer 1m90) et l’autre est allée au front (il fallait résister aux soldats allemands). Ces deux femmes sont complètement anéanties par ce qu’elles ont vécu et qu’elles ne peuvent absolument pas raconter. Elles sont de plus liées par un lourd secret. En cette fin de guerre, elles sont revenues à la vie civile (démobilisées) mais elles mêmes ne sont plus que des fantômes, des êtres qui tiennent à peine debout, des mortes vivantes.
Iya, la grande fille (le titre russe est « Girafe ») est atteinte d’une mystérieuse maladie qui la tétanise brusquement pendant de longs moments. La première scène commence justement sur une crise de tétanie d’Iya. Elle est immense de taille, ce qui la rend gauche et la prive de grâce, elle est blonde jusqu’aux cils, (ce qui lui donne un aspect irréel) et elle a toujours un regard hébété, vide, et inquiétant ce qui repousse toute tentative de séduction.
Masha, elle, est rousse, couverte de médailles qui prouvent sa bravoure, énergique et déterminée, mais elle aussi est psychologiquement ravagée par les brutalités qu’elle a dû traverser. Quoiqu’elle arbore toujours un sourire étrange, elle sait qu’elle est intérieurement détruite et cherche obstinément à faire face à l’adversité, à lutter pour se sauver, se « réparer ».
Quelques personnages secondaires d’hommes complètent l’univers de ces deux naufragées : ce sont des hommes qui vivent en marge du monde de douleurs des femmes, soit parce qu’ils sont des enfants de la Nomenklatura (ils circulent en voiture dans un Leningrad dévasté) ou parce que, comme le médecin chef de l’hôpital, ils ont leurs propres cercles de responsabilité et de vie et qu’ils ne peuvent que leur tendre une main bien insuffisante pour apaiser leurs inquiétudes.
Le film tient plus de « Cris et Chuchotements » que de « La vie rêvée d’Adèle », mais c’est évident que le cinéaste explore le monde des femmes, son désespoir absolu et son inexorable beauté.
Je trouve que Balagov maîtrise à la perfection les images, les couleurs et les plans. Le film est beaucoup tourné dans un appartement communautaire très sombre, aux murs peints de vert émeraude et tendu de vieux papiers rouille. Ces deux couleurs vert et rouge foncé sont les couleurs dominantes du film, sur un fond d’hiver neigeux à Leningrad. Rouge comme la passion et le sang, vert comme l’espoir, il y a une telle recherche dans les couleurs que je ne peux pas en ignorer la symbolique. La ville de l’époque est d’ailleurs bien rendue, les personnages y font la queue, courent après un vieux tram soviétique brinquebalant, emmitouflés comme des poupées de chiffons, enfermés dans leur silence et l’immensité de leurs souffrances.
La relation entre les deux femmes est si intense, l’atmosphère si pesante, si poisseuse, que nous ressortons de ce film, éreintés, assommés, et, comme Iya, incapables de nous dégager d’une étrange atonie mentale.
Tout est beau, les plans serrés, les visages, les regards, les intérieurs, les rues bleues de neige de Leningrad, c’est magnifiquement filmé, en virtuose, c’est vraiment un grand film.
Seul bémol : je ne suis pas russe et la lenteur des images devient parfois insupportable. Les plans sont interminables et le film aurait (à mon avis, qui est sacrilège) gagné à ne durer que 1h30, comme tous les autres, au lieu de s’étendre sur plus de 2 heures.
Je n’ai pas pu m’empêcher de voir dans le personnage de Masha, l’image de la Russie pendant la guerre, pendant les années de glace, pendant la dictature stalinienne, la Russie exsangue, abrutie par la souffrance, la Russie mutilée, humiliée, bafouée, mais la Russie combative, qui veut reconstruire, envers et contre tout, la Russie résiliente jusqu’à la déraison, et qui « y croit » quand même, qui espère dans l’avenir, un avenir qui sera, à n’en pas douter, rempli et vivant. La Girafe est le grand corps malade de la Russie, interminable, hypnotique, tétanisé, gelé, mais vibrant sous les glaces, fidèle et passionné. Masha serait le « mental », Iya le physique d’une seule et même entité.
Personnellement j’ai adoré mais il faut accepter le rythme très très lent (honnêtement c’est vrai, beaucoup trop lent), mais sur de belles images dont l’intensité psychologique est poussée au paroxysme. En outre, c'est tout de même réconfortant de voir que le cinéma d'auteur n'a pas complètement disparu et qu'il est même repris par de jeunes cinéastes.