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J'ai pris mon père sur mes épaules (F MELQUIOT, Théâtre du Rond Point)

J'ai pris mon père sur mes épaules (F MELQUIOT, Théâtre du Rond Point)

Nous avons des auteurs, acteurs, metteurs en scène fabuleux en France. Fabrice Melquiot, né à Modane en 1972, fait partie de ceux que le monde nous envie. Fabrice Melquiot est l’auteur de nombreuses pièces jeune public. Il est également directeur du Théâtre Am Stram Gram, de Genève. Ses textes sont traduits dans une douzaine de langues et ont été représentés dans de nombreux pays : Allemagne, Grèce, Mexique, Etats-Unis, Chili, Espagne, Italie, Japon, Québec, Russie…
Il a reçu en 2008 le Prix Théâtre de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

« J’ai pris mon père sur les épaules » doit être sa 30ème création. Il a écrit cette pièce pour la Comédie de Saint Etienne, dont le directeur, Arnaud MEUNIER, lui-même metteur en scène, souhaite renouveler les écritures scéniques et ouvrir le théâtre aux plus larges publics.

Le titre de cette pièce est emprunté à l’ENEIDE. Je rappelle que dans l’ENEIDE, Virgile raconte la fuite d’ENEE de Troie en flammes.  La guerre est perdue, c’est la défaite. Enée doit porter son père malade sur ses épaules pour lui permettre le voyage, voyage qu’ANCHISE, le père, ne terminera pas puisqu’il meurt avant qu’ENEE n’ait rejoint le LATIUM.  Je me souviens des très beaux vers de Virgile quand ENEE descend aux enfers pour tenter de rechercher son père et que sa quête s’avère vaine.

C’est en raison de ces références que les critiques ont parlé de mélodrame épique à propos de cette dernière pièce. Et je trouve quant à moi que cette pièce n’a rien du mélodrame (qui mêle le rire aux larmes) et n’a rien d’épique non plus.

Il s’agit d’une pièce écrite en 2017, et la date a son importance, car la France est alors encore sous le choc des attentats de 2015 et 2016. Mais elle ne connait pas encore les Gilets Jaunes et pourtant cette pièce est totalement prophétique.

Elle parle des exclus, des oubliés, des invisibles.

La scène s’ouvre sur un immense mur de béton, gris, rappelant quelques cités HML, genre blockhaus pour pauvres. Côté cour, une silhouette féminine apparaît. C’est Anissa (éblouissante Rachida BRAKNI). Sa voix s’élève dans le silence. Elle raconte son histoire, ses amours clandestines entre deux hommes – un père et son fils -, et nous invite à la suivre dans sa cité stéphanoise. Ici, il n’y a pas d’argent, c’est la misère, les vies sont abîmées. La plupart des gens vivent d’expédients, de quelques subsides, de petits métiers.

Des secousses de tremblement de terre vont encore aggraver leurs situations, fissurer leurs murs et leurs existences, les entraîner un peu plus bas dans la paupérisation. Comme si même les éléments naturels venaient signaler la déchéance et la mort des personnages qui sont tous, au fond, des grands brûlés de la vie

Rock (épatant Philippe TORRETON), pilier de la communauté, voit sa vie partir en fumée. Un cancer ronge ses os, ses mois sont comptés. Son fils Enée (bouleversant Maurin OLLES), perdant flamboyant, va tout faire pour offrir à son père une belle fin.

Le triangle entre Anissa, Enée et Roch est bien sûr un triangle œdipien. Anissa est enceinte du père ou du fils, peu importe. Elle mettra au monde une petite fille, à la fin de la pièce. Elle est l’oracle, la pythie, celle qui mesure le temps (9 mois) de la pièce, temps pendant lequel Roch vit son agonie et sa mort, temps pendant lequel le drame se joue. Elle reste, tout au long  de la pièce, un personnage mystérieux, qui sait comment tout va se finir, mais qui reste debout, comme un phare dans la tempête. C’est une figure mythique de femme, celle qui encaisse, qui reconstruit, celle qui tient bon, et qui, sans entretenir d’espoir insensé, sans se faire d’illusions, comprend comment résister et continuer, envers et contre tout.

Car le drame, ce n’est pas seulement le cancer, les traitements qui donnent un espoir fugitif (après beaucoup de souffrance),  et la condamnation finale, c’est aussi la vie de ces perdants, (les perdants de la vie) qui ne cessent pourtant jamais de s’entraider, de s’aimer et de se déchirer, se revenir et de se trahir, bref d’exister.

Ces gens n’ont rien, vivent dans la plus grande précarité mais ils entretiennent quand même des visions d’avenir lumineuses (l’un veut être acteur et vient d’être recruté pour une publicité LUSTUCRU, l’autre rêve d’être un champion de l’équipe de foot stéphanoise, une autre se voit en Beyoncé…), visions qui viendront toutes s’échouer au rivage d’une réalité désespérante.

Le père meurt le jour des attentats du Bataclan, et la voix de Rachida Brakni déchire l’air : « Mais vous ne voyez pas qu’on va droit dans le mur ? Mais vous ne voyez pas qu’on court à la catastrophe ? ». Je rappelle que la pièce a été écrite avant les manifestations tragiques des Gilets Jaunes qui, il faut bien le dire, nous ont montré la désespérance de toute une partie de notre population française.

Cette pièce par la qualité des acteurs, par la proximité des personnages et des récits, par le ton qui évite justement tout mélo et toute hystérie, cette pièce m’a émue très profondément. J'en suis encore sous le choc.

Alors certes c’est déprimant, mais quelle aventure, quelle magnifique mise en scène, quel texte ! « La vie m’a peu donné. Je perds pas grand-chose. »  dit Roch (Philippe TORRETON)

La pièce part en tournée dès aujourd’hui à travers la France, où que vous soyez, ne la ratez pas.

Jeu extraordinaire des têtes d’affiche certes, mais aussi d’acteurs qui viennent des banlieues comme les jeunes Maurin OLLES (poignant dans le rôle du fils) et Frederico SEMEDO (performance incroyable de vérité de ce jeune acteur souple comme un félin, et doué au point de crever l’écran, comme on dit).

A voir absolument.

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P
Bah moi....pas certaine d'y aller..????????
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C
dommage quand même! c'est très émouvant mais c'est certain que si on redoute les émotions....