J’avoue que je vous ai fait attendre ce troisième épisode car, non seulement l’actualité nous a donné d’autres évènements inattendus, préoccupants voire rocambolesques à commenter, mais j’attendais aussi de nouvelles pièces significatives du « puzzle » franco-japonais de cette affaire.
Comme je m’intéresse avant tout à l’avenir de l’alliance Renault-Nissan et au sort de Renault qui en découle, je ne vais pas commencer par évoquer le sort de Carlos Ghosn durant les péripéties de la semaine écoulée, son audition devant le tribunal et la prolongation de son incarcération. Je reprends cette chronique par un fait nouveau qui m’a frappé. Début janvier, Nissan a annoncé que José Munoz, un de ses hauts dirigeants, partait en congé. Considéré par les observateurs comme très proche de Carlos Ghosn, José Munoz avait rejoint Nissan en 2004. On lui avait confié l’expansion de Nissan en Amérique du Nord à partir de 2008. Depuis l’an dernier, on lui avait adjoint aussi le marché chinois. Il semblerait qu’on lui ait reproché des résultats en-deçà des attentes en Amérique du Nord. Selon le communiqué officiel de Nissan, il pourra « se concentrer sur des tâches spécifiques nées à la faveur d’évènements récents ». Mais encore ?
Bon, continuons à lire cette « langue de bois » à la mode japonaise. Nouvelle déclaration de M Hiroto Saikawa, directeur général de Nissan : « L’Alliance n’est pas en danger. Personne ne veut arrêter ou ralentir les choses, mais au contraire les accélérer ». Et il ajoute : « Dans l’immédiat, nous n’avons rien à changer mais peut-être à l’avenir pour les futurs dirigeants faudra-t-il s’interroger sur la pérennité du système actuel. Nous devrions peut-être le revoir ». Nous voilà vraiment rassurés !
Carlos Ghosn s’est exprimé publiquement mardi 8 janvier, pour la première fois depuis son arrestation le 19 novembre 2018. Toute la presse a décrit sa comparution, très amaigri, en costume sombre et chemise blanche sans cravate. Il a été « autorisé » à s’exprimer en anglais et a clamé son innocence, en assurant être « accusé à tort et détenu de manière injuste ». Il a déclaré « avoir agi avec honneur, légalement et avec la connaissance et l’approbation des dirigeants de la compagnie ». La suite, on la connaît aussi. Vendredi 11 janvier, il a été à mis en examen pour deux nouveaux chefs d’inculpation. Il s’agit d’une part, de la dissimulation d’une partie des ses revenus aux autorités boursières de 2015 à 2018 (après une inculpation du même ordre pour la période de 2010 à 2015) et, d’autre part d’un abus de confiance suite à l’imputation sur Nissan de pertes réalisées sur des placements personnels à hauteur d’environ 15 millions d’euros. Les maigres espoirs, portés par ses avocats, de le voir remis en liberté, disparaissent. Risque de fuite à l’étranger et d’altération des preuves en cas de remise en liberté, dit le procureur.
Que va-t-il se passer ? C’est simple. Le prévenu Carlos Ghosn est sous les verrous depuis plus de cinquante jours. Le système des mises en examen successives permet de déclencher des gardes à vue, avec une durée beaucoup plus longue qu’en droit français, puis des détentions provisoires, puis à nouveau des gardes à vue. Dans le cas présent, il y a déjà eu trois « arrestations » successives. Ce système permet donc aux autorités judiciaires de retenir les suspects en détention et de les interroger quotidiennement sans l’assistance d’avocats ni accès au dossier complet. Et l’usage est de ne pas accorder de remise en liberté aux prévenus qui rejettent les accusations portées contre eux. On parle maintenant d’une durée de détention de près de six mois. Dans une récente tribune de presse, deux avocats français, Olivier Maudret et François Honnorat, s’inquiètent de la persistance de ce système judiciaire japonais, survivance de traditions anciennes, qui n’hésite pas à prolonger les gardes à vue pour déclencher des aveux. En tout état de cause, ils soulignent qu’il est contraire au Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, ratifié par toutes les démocraties « vraiment démocratiques », parmi lesquelles le Japon. Ce pacte, outre qu’il affirme le principe fondamental de la présomption d’innocence, impose le respect de garanties pour la personne arrêtée ou accusée durant toutes la phase d’instruction.
Et pendant ce temps, aussi, nous apprenons que Carlos Ghosn n’était plus résident fiscal en France depuis 2012 (année de l’élection de François Hollande, qui brandissait la perspective du « super-impôt sur les riches » à 75%). Il s’était déclaré résident aux Pays-Bas où, paraît-il ,il existait aussi un impôt sur la fortune, mais beaucoup plus faible que celui de l’époque en France. C’est aux Pays-Bas qu’est installée la holding Renault-Nissan BV, qui coiffe depuis 2002 l’alliance entre les deux constructeurs automobiles. Rappelons que notre ministre des Finances s’était empressé de déclarer que « le fisc n’avait rien à lui reprocher en l’état actuel » ! Et maintenant, le ministère des finances précise qu’il ne « fait aucun commentaire » sur les situations individuelles !
Le conseil d’administration de Renault s’est réuni à Boulogne-Billancourt pour entendre les conclusions de l’enquête interne sur les rémunérations des membres de la direction. Cet audit interne conclut à « l’absence de fraude » sur la rémunération des principaux dirigeants en 2017-2018.
Le contraste entre le caractère implacable de la procédure judiciaire japonaise, semble-t-il appuyée sans réserve par la direction de Nissan, et la « tranquillité », voire le flegme des réactions françaises, est plus fort que jamais.
On nous assure que l’entreprise fonctionne normalement sous la houlette de son président délégué, le français Thierry Bolloré (un cousin lointain de Vincent, nous dit-on). Circulez, il n’y a rien de plus à voir. Au dernier conseil d’administration, jeudi 10 janvier, aucune décision n’a été prise sur l’avenir de Carlos Ghosn à la tête de Renault. C’est seulement tout dernièrement que l’Etat a enfin décidé de lâcher le patron indélicat, et de le remplacer illico. Alors la présomption d’innocence est-elle à géométrie variable ou bien a-t-on enfin eu des éclaircissements sur la situation fiscale de cet évadé ? Il faut quand même se souvenir que Carlos Ghosn a été nommé par l’Etat français et qu’il n’a pas construit tout seul l’entreprise qu’il gouvernait (aides de d l’Etat en masse, soutiens divers). Son salaire était de 15 millions d’euros par an. Depuis 10 ans notre super patron aurait accumulé près d’un milliard d’euros ! A la limite, je comprendrais presque s’il n’avait pas, en plus de tout ça (comme quoi l’avidité n’a absolument aucune limite, aucun frein et surtout aucun scrupule) " oublié" de déclarer la moitié de son salaire japonais au fisc japonais, la totalité de ses gains en France étant couverts par l’évasion. Et il a fait payer son 3ème mariage à Versailles, son appartement de fonction à Tokyo, le train de vie de sa sœur, ses villas splendides.. etc…etc… par l’entreprise. Tout cela pendant que tout le monde se serre la ceinture à fond !
Plus le temps passe, plus la situation est inquiétante pour Renault. On pourrait penser que cette entreprise ne saurait être attaquée ou affaiblie (par exemple par une remise en cause de l’Alliance) dans l’indifférence et sans un retentissement important dans l’opinion. Je l’espère. Mais des exemples récents de disparition de fleurons industriels français me font douter. Le tout dernier cas est emblématique. L’entreprise Technip, fleuron de l’ingénierie pétrolière, a fusionné il y a deux ans, officiellement à parité, avec l’américain FMC. Selon un ancien cadre : « la fusion a offert sur un plateau une pépite française avec soixante ans de technologie et plus de 2500 brevets à un fabricant à la chaîne de connecteurs pour lequel seul compte le profit immédiat ». Et, durant toute la phase de préparation et de négociation, le message dominant était « pas de vagues ». La situation de ces deux entreprises n’est bien entendu pas la même que celle de Renault et de Nissan, mais, en mettant en relation tous ces évènements, plus ou moins importants, plus ou moins significatifs, nouvelles procédures judicaires, réorganisations annoncées, mouvements de personnes, on se demande si un processus de renforcement de l’influence de Nissan, voire de « prise de contrôle », ne s’est pas déjà enclenché. Et il me semble significatif aussi que Nissan cherche à mieux assurer son développement en Amérique du Nord et en Chine. Cherche-t-il à constituer, ou à renforcer, une « chasse gardée » ?
Je ne voudrais pas néanmoins tomber dans le « complotisme ». Il y a encore d’autres aspects à aborder, avant le procès lui-même, dans de prochains épisodes. Va-t-on éclaircir la question des rémunérations « occultes » versées directement par la holding Renault-Nissan BV susnommée à certains dirigeants ? Va-t-on enfin parler de la stratégie de Renault et de Nissan, et de l’Alliance, dans ce nouveau contexte ?
A suivre
Signé Vieuzibou