Avant de parler de la pièce de Krystian Lupa, présentée au Festival d’automne de Paris du 20 au 30 septembre à l’ODEON, il faut revenir sur la situation actuelle de la Pologne.
La Pologne a, en effet, élu depuis 2015, un gouvernement ultra conservateur et réactionnaire, anti-européen, machiste, révisionniste et j’en passe.
Il s’en est fallu de peu pour que les grands cathos au pouvoir n’interdisent aux femmes violées de se faire avorter, les campagnes électorales successives engageant les polonais à se reproduire « comme des lapins » (sic). Depuis peu, le gouvernement a démis quasiment la moitié des magistrats du siège afin de les remplacer par des hommes de main, enfin des juges partageant les options des ripoux au pouvoir.
Car bien sûr, on ne lave pas blanc du tout dans ce pays gangrené par la corruption. L’Affaire dite WAITERGATE a consisté à enregistrer des conservateurs (hommes politiques, banquiers et hommes d’affaires) dans un restaurant très chic, juste avant les élections : les serveurs avaient enregistré des conversations où on demandait à la banque centrale de faire monter les taux, justement pour affoler la population et la rendre plus favorable aux idées louches des politiciens.
La presse est progressivement mise sous contrôle, et les artistes sont dans la ligne de mire. La direction du théâtre de Krystian Lupa,(le Théâtre Polski de Wroclaw) a été confié à un vague acteur de série B, n’y connaissant rien à la mise en scène mais très facilement manipulable.
Des élections sont attendues dans les prochains mois, notamment municipales, et, de l’avis de tous, si Varsovie venait à tomber aux mains de la droite ultra catho (facho aussi) au pouvoir actuellement, cela en sera fini de l’espace de liberté qui resiste encore dans la capitale.
L’Europe a entamé une procédure dite de l’article 7 qui consiste à menacer la Pologne de sanctions économiques pour non-respect de l’Etat de droit. Mais le gouvernement semble insensible à ces menaces. Les élections européennes risquent d’être très tendues !
Dans ce contexte, la mise en scène du Procès (d’après Kafka) aurait pu servir d’effet miroir et constituer l’arme idéale pour dénoncer la mise en procès de la culture par la droite polonaise. Mais Lupa connaît bien la dynamique du Procès, celle qui va de l’extérieur vers l’intérieur, du socio-politique au métaphysique, de l’arrestation sans raison de Joseph K. à la parabole religieuse proférée par un prêtre en pleine cathédrale. Et il insère dans sa pièce (qui est un triptyque) des éléments étrangers au roman inachevé de Kafka, et qui décrivent le contexte « réel » de la vie de l’auteur, accusé par sa fiancée d’être « incapable d’aimer ». Est-ce que Lupa en fait l’origine du Procès, c’est possible, car il est exact que la fiancée délaissée de Kafka lui a justement reproché d’être ce qu’il était, et que l’auteur a pu le ressentir de manière injuste.
Quelques lignes sur Le Procès de Kafka, l’un des chefs d’œuvre prophétique de la Littérature mondiale (Kafka, écrivain de langue allemande en Tchéquie est mort en 1924).
Le matin de son anniversaire Josef K. est soudainement arrêté chez lui. Deux gardes l'informent qu'il est en état d'arrestation, mais ils ne lui disent rien des motifs, d'ailleurs ils ne savent pas quelles sont les charges, ils ne savent rien du tout. K. est soumis à un interrogatoire par un inspecteur qui l’informe qu'il est en état d'arrestation, mais il est libre d'aller travailler à sa banque et continue à vivre sa vie comme à son habitude.
On dit à K. qu'une enquête sur son arrestation aura lieu le dimanche suivant.
Malgré l'absence de convocation, K. erre à la recherche de la Cour dans un immeuble d’habitation. Dans les bureaux délabrés de la Cour, K. rencontre d'autres accusés, dont l'état physique révèle leur usure à force de subir leur procès.
L'oncle de K. lui propose de lui faire rencontrer un vieil ami, un avocat de la défense nommé Huld.
Alors que le procès approche, K. est de plus en plus distrait et est incapable de se concentrer au travail. Il n'est pas satisfait des services de son avocat, qui ne semble pas faire de progrès dans son cas. À la banque, l'un de ses clients, un fabricant, lui offre une lettre d'introduction auprès d’un peintre de la cour. Le peintre explique à K. qu’obtenir un acquittement sera difficile, et que la meilleure option pour K. est de reporter sans cesse le jugement final.
C'est à nouveau l 'anniversaire de K.. Il est habillé pour sortir ce soir-là, mais il est surpris par deux hommes habillés de manière stricte. Les deux hommes le guident vers une carrière à l'extérieur de la ville, où l'un d'eux lui tient le cou tandis que l'autre le poignarde deux fois dans le cœur.
On voit bien que la critique de la bureaucratie, déjà présente dans Le Château et autres écrits de Kafka, se poursuit là, de manière hypnotique, comme un immense cauchemar.
La pièce commence sur le thème du Procès, et ce sera la première partie du triptyque.
Un homme à moitié nu dans son lit, tout suant, se tourne et se retourne pour dormir, oublier le monde et s’oublier soi-même. Et puis, comme pris de rage au cours d’une nuit d’insomnie, il se lève d’un coup, saisit son matelas et le jette violemment : « Jésus-Christ. Roi des juifs », entend-on alors. Ce type paranoïaque et seul, c’est Franz Kafka, juif et honteux. L’acteur c’est Andrzej Klak qui interprète ainsi Monsieur K. Son corps longiligne, son visage blafard, son air d’épuisement et son regard bas ne sont pas sans rappeler les rescapés des camps.
Le texte est joué avec une lenteur esthétique mais le silence, frontière entre rêve et réalité, entre le conscient et l’inconscient, est rempli de bruits : il y a des morceaux de musique, des bribes de chansons, des clappements, des exclamations, des commentaires, qui ponctuent les gestes et même les paroles des acteurs. C’est un bruit de fond, non pas nuisible mais vivant, un bruit qui ajoute de la profondeur, de l’ambiance, au fond comme si le poste de radio était connecté à deux stations à la fois.
Le théâtre est habité par ces musiques, par cette sonorisation venant de la salle ou de partout et les acteurs évoluent sans faire attention à ces bruits de la vie, ces bruits du monde, ces présences parasites. Comme dans la vraie vie, quoi !
Ainsi que la plupart des metteurs en scènes modernes, Lupa utilise les projections vidéos qui ajoutent encore une dimension à ce qu’il donne à voir. Les décors sont tout à fait ceux que j’avais vus dans mes rêves, sombres et gris, poussiéreux, lugubres, angoissants parfois, oppressants. On entend la pluie et le vent à l’extérieur, et les personnages ubuesques agissent comme s’il n’y avait rien d’aberrant à être jugé sans motif.
La troisième partie du triptyque (il ne restait plus que la moitié des spectateurs car la pièce dure 4 h 30), est réservée à l’acteur (et compagnon) fétiche de Lupa, Piotr Skyba qui joue le rôle de l’avocat de K :. Et dans son plaidoyer tout y passe : le gouvernement qui démet les juges, qui prétend faire des réformes incessantes, qui bafoue les libertés et brime les artistes.
La dénonciation est très claire et Skyba la porte avec une sincérité et une implication totales.
La scène où les acteurs ont la bouche scotchée par du sparadrap noir est le reflet exact de ce qui s'est passé au théâtre Polski de Wroclaw après mise sous tutelle.
Cette mise en scène est un chef d’œuvre, c’est vraiment tout ce que je peux en dire au final. Tout le spectacle était joué en polonais surtitré.
PS: la Pologne fait l'objet d'une procédure en Cour Européenne de Justice pour non respect de l'Etat de droit.
Re PS: la Pologne est une bénéficiaire nette des subventions européennes, autrement dit nous, français, allemands, italiens, payons pour cet Etat qui s'enfonce dans la dictature.
Mise en scène, adaptation, décors, lumières, Krystian Lupa
Avec Bożena Baranowska, Maciej Charyton / Bartosz Bielenia, Małgorzata Gorol, Anna Ilczuk, Mikołaj Jodliński, Andrzej Kłak, Dariusz Maj, Michał Opaliński, Marcin Pempuś, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Adam Szczyszczaj, Andrzej Szeremeta, Wojciech Ziemiański, Marta Zięba, Ewelina Żak