En mai 2018, le metteur en scène suisse Milo Rau a publié le « Manifeste de Gand ». Diffusé en quatre langues (allemand, néerlandais, français et anglais), ce document défend une conception du théâtre, la sienne, qui vise à renouveler la grammaire de la représentation théâtrale.
« Un : Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle.
Deux : Le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public.
Trois : La paternité du projet incombe entièrement à ceux qui participent aux répétitions et aux représentations, quelle que soit leur fonction – et à personne d’autre.
Quatre : L’adaptation littérale des classiques sur scène est interdite. Si un texte – qu’il émane d’un livre, d’un film ou d’une pièce de théâtre – est utilisé, il ne peut dépasser plus de vingt pour cents de la durée de la représentation.
Cinq : Au moins un quart du temps des répétitions doit se dérouler hors d’un espace théâtral, sachant que l’on entend par espace théâtral tout lieu dans lequel une pièce de théâtre a déjà été répétée ou jouée.
Six : Au moins deux langues différentes doivent être parlées sur scène dans chaque production.
Sept : Au moins deux des acteurs sur scène ne peuvent pas être des acteurs professionnels. Les animaux ne comptent pas, mais ils sont les bienvenus.
Huit : Le volume total du décor ne doit pas dépasser vingt mètres cubes, c’est-à-dire pouvoir être transportable dans une camionnette de déménagement conduite avec un permis de conduire normal.
Neuf : Au moins une production par saison doit être répétée ou présentée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle.
Dix : Chaque production doit avoir été montrée au minimum dans dix lieux répartis dans trois pays au moins. Aucune production ne pourra quitter le répertoire de NTGent avant d’avoir atteint ce nombre. »
Génial, non ?
Dans La Reprise, Milo Rau, (qui vient d’être nommé directeur du théâtre de Gand), et qui a déjà produit bien des spectacles (que j’ai vus au théâtre des Amandiers à Nanterre), dans cette représentation donc, Milo Rau a décidé d’utiliser la plupart des principes énoncés ci-dessus, et de d’expérimenter comment raconter le réel au théâtre.
Il s’agit comme l’indique le sous-titre "La reprise, Histoire(s) de théâtre", d’une théorie (un dogme) qui vise à renouveler le langage théâtral, langage qui n’a pas dit son dernier mot si j’en juge par les salles pleines et l’enthousiasme du public jeune.
Il faut se souvenir qu’en 1995, , Lars von Trier et Thomas Vinterberg créaient le collectif Dogme 95 auquel se rallieront deux autres cinéastes danois. Envisagé comme un « acte de sauvetage », le mouvement entendait, « s’opposer à “certaines tendances” du cinéma actuel ».Il s’agissait de cinéma et non de théâtre, mais Milo Rau s’y réfère certainement.
En outre, le titre LA REPRISE, reprend le titre de l’essai éponyme de Soren Kirkegaard, que Lacan a commenté comme la « répétition ». Notre existence, pensait Kirkegaard, est soumise à la répétition, à la reprise des chemins déjà parcourus plusieurs fois, rivée aux cycles qui se bouclent sur eux-mêmes. Mais en réalité, la répétition est-elle possible ?
Nous considérons que nous répétons sans le savoir tout au long de notre existence. Ne dit-on pas que les enfants répètent les erreurs de leurs parents et qu’ils sont prisonniers de leurs histoires ?
Lacan pose la question de cette manière : « Qu’est-ce que ça veut dire que le sujet reproduise indéfiniment quelque chose qui est une expérience, ? [..]» La répétition est affaire de mémoire et donc de temps. Comme la mémoire, la répétition nécessite un premier temps, un premier tour, une première inscription.
Dans La Reprise. histoire(s) du théâtre Rau part d’un fait divers : le meurtre en 2012 à Liège d’Ihsane Jarfi, enlevé à la sortie d’un bar gay où il célébrait un anniversaire, puis torturé et assassiné par quatre hommes, Ce meurtre homophobe a eu un grand retentissement dans la région de Liège où le chômage règne sur une plaine désertée de la sidérurgie. Milo Rau reprend cette histoire en y intégrant le processus même de construction du spectacle.
La scène s’ouvre ainsi, par un monologue d’un acteur belge célèbre Il se remémore son incarnation du spectre du père d’Hamlet dans la pièce de Shakespeare (Il a été lâchement assassiné, son « esprit » qui vient hanter la pièce) . Cette tirade, il l’interprète tandis que des fumigènes envahissent le plateau. Suit, sur grand écran, un intermède, la projection de l’image d’une usine – usine qui reviendra à plusieurs reprises dans la pièce. Puis, sur le plateau, on voit une: table située côté cour où trois comédiens professionnels sont assis et « reprennent » le casting destiné à trouver les comédiens amateurs de La Reprise. .Les comédiens amateurs répondent à des questions comme : « As-tu déjà fait du théâtre ? Qu’as-tu fait ? Comment vis-tu la retraite ? Qu’as-tu déjà fait d’extrême sur un plateau ? Imagines-tu te mettre nue ? » .
La Reprise va, ensuite, se dérouler en chapitres et actes : Ch. 1) la solitude des vivants ; Ch. 2) la douleur de l’autre ; Ch. 3) la banalité du mal ; Ch. 4) l’anatomie du crime ; Ch. 5) le lapin ; Ch. 6) acte poétique. Précis, fondés sur un excellent travail documentaire, les chapitres rejouent différents moments liés au meurtre d’Ihsane Jarfi : la soirée d’anniversaire dans le club gay, la rencontre avec les meurtriers, l’inquiétude des parents, le passage à tabac du jeune homme, ou encore le témoignage de l’un des meurtriers emprisonnés. La reconstitution du meurtre de Jarfi est d’autant plus obscène qu’elle est dédoublée par la video. La « reprise » caméra permet, par le trucage (ajout de décors ou de personnages) et le cadrage, de donner un effet de réel à ce qui est joué. Cette scène est insoutenable, abjecte et très « embarrassante » pour nous, spectateurs –témoins de cette violence …Mais elle est indispensable, elle est le « retour » du refoulé, la répétition, la reprise, presque l’expression, le dire psychiatrique du traumatisme, elle doit nous permettre à la fois de nous rapprocher du drame et de nous en éloigner.
A la fin, l’acteur qui joue le rôle de la victime dira « Comment finir, comment sait-on que c’est fini ? Il y a un acteur, il y a une chaise au milieu du plateau. Juste au-dessus un câble qui pend avec un nœud coulant. Soit quelqu’un vient le sauver, soit il meurt… ».
Et c’est la scène la plus puissante du spectacle. Personne ne viendra peut-être comme personne n’est venu sauver Ihsane Jarfi, …
Je dirai de cette pièce qui a été applaudie debout que c’est non seulement une leçon de théâtre, mais aussi un immense moment de vie, où tout à coup, par la magie Milo Rau, magnifiquement intelligent, nous devenons, nous aussi, plus intelligents, plus brillants, plus sensibles. Quelle soirée !