Un chemin boueux qui s’élargit en une sorte de place de village entre des baraques en bois et des maisonnettes décrépies. Des carrioles à cheval qui se traînent comme si elles ne savaient où aller. Le film est en couleurs, mais il fait gris, la bruine estompe les contours des bâtiments, des arbres décharnés, des objets, des personnages indistincts qui surgissent petit à petit. C’est une fine pluie mêlée de neige qui tombe, des plaques de neige comme lacérées s’étirent sur ce paysage de désolation.
Voici des hommes qui endossent des vêtements hors d’âge, des vestes de travail élimées, des chemises et des tricots usés jusqu’à la corde. Quelques femmes aussi apparaissent, en robe et veste informe, et un fichu sur la tête. Où sommes-nous ? Dans nos campagnes les plus reculées il y a un siècle ? D’où viennent-ils ? Du Moyen-Age ? Non. Nous sommes en Pologne dans les années 1980, près de la petite ville d’Oswiecim (Auschwitz en allemand). C’est la caméra de Claude Lanzmann qui nous y a transportés, dans le film « Shoah » que l’on nous montre en hommage après sa mort.
Ce spectacle est pour moi beaucoup plus qu’une nouvelle projection qui ne réveillerait que des souvenirs des temps forts de ce film exceptionnel. C’est une découverte, c’est presque un nouveau film. Une perspective nouvelle s’est introduite dans la caméra si talentueuse de Lanzmann : celle du temps qui passe, pour le spectateur, et pas seulement pour les témoins qu’il interroge. Ainsi la valeur documentaire de son témoignage prend une autre dimension, elle se démultiplie, elle révèle aussi comment nous vivions, nous pensions, il y a trente ans : par rapport à la tragédie de la dernière guerre et de la Shoah, mais aussi par rapport à nos idées, nos préjugés, notre façon d’appréhender l’avenir.
Bien sûr, il est nécessaire de revoir et de ré-entendre tous les témoignages de l’horreur inimaginable qu’ont vécue les survivants qu’il fait parler. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. C’est de ce que nous pensions et disions il y a 30 ans et de ce que nous sommes devenus, et de l’avenir que nous essayons d’entrevoir.
D’abord la perception de la Shoah. Les historiens et les commentateurs ont raison de souligner que ce film a marqué le début d’une prise de conscience de ce que fut réellement la Shoah ; depuis, d’innombrables ouvrages, documentaires, articles, débats ont développé, approfondi ce « concept » qui est devenu usuel. Mais, à l’époque, que disaient , que savaient ces paysans d’un autre âge qui avaient côtoyé le camp d’extermination et les fours crématoires ? Au point que l’un d’entre eux travaillait dans son champ à quelques dizaines de mètres ? Bon, d’abord, ils disent toujours « les Juifs » pour bien les distinguer des « Polonais ». En effet on nous explique que les Juifs étaient nombreux dans la ville d’Oswiecim avant la guerre.
Pour moi, c’est une surprise, je pensais que les Juifs représentaient 10% de la population comme dans le reste de la Pologne. Wikipédia nous indique que, fondée au 12 ème siècle, Oswiecim devint un duché indépendant en 1315. En 1327, le duc Jean d’Oswiecim se reconnaît vassal du royaume de Bohême. Les Allemands se désintéressent ensuite de la région, qui se vide d’une grande partie de sa population. En 1457, le duché est « racheté » par le roi de Pologne, et les rois polonais successifs « invitent » les Juifs à s’installer dans cette région dépeuplée, au point qu’ils constituent la majorité de la population dès la fin du 15 ème siècle. Et, à la veille de la seconde guerre mondiale, ils représentent 7500 habitants sur 13000.
Il n’est pas facile de les faire parler, ces témoins polonais. Claude Lanzmann doit poser et reposer avec insistance des questions pourtant simples : oui, ils ont vu les trains de la mort, oui, ils ont vu la fumée et senti les odeurs des fours crématoires mais…maintenant que les Juifs ne sont plus là, comment ressentent-ils cette absence ? Les propos sont vagues, les regards se détournent. Une femme affirme qu’elle vit mieux maintenant qu’elle vend des œufs au marché alors qu’elle travaillait aux champs avant la guerre, mais ne répond pas à la question de savoir si c’est dû au socialisme ou bien au départ des Juifs. L’ambiance de ces entretiens devant la caméra est pesante, même si ces tournages, semble-t-il, constituent une attraction qui agglutine les gens autour de la caméra. Claude Lanzmann va jusqu’à filmer un groupe à la sortie de la messe, très fréquentée par ce peuple fervent catholique même sous le pouvoir communiste. On sent un grand malaise, un climat étrange où les souvenirs de l’innommable et la recherche de la vérité font irruption dans une manifestation de ferveur religieuse.
On se dit aussi que l’accès aux média et aux infos n’était pas du tout le même : pas d’internet, de wikipédia, de réseaux sociaux. Et, circonstances aggravantes, le pouvoir communiste contrôlait la presse et la télévision, et d’ailleurs ne donnait pas une place excessive à la mémoire des massacres de la guerre. L’entreprise de Lanzmann visant à établir et transmettre la vérité et à éradiquer les préjugés en est d’autant plus louable.
Avec le recul du temps, les témoignages des Allemands, car il y en a, sont étonnants : cette dame dont le mari, instituteur de l’école allemande et militant nazi, qui nous explique qu’elle voulait s’installer dans « cette région arriérée » par esprit d’aventure et enthousiasme de la jeunesse….
Que sommes-nous devenus, qu’avons-nous fait depuis ?
Le Pologne a été transformée, elle est désormais une grande nation européenne respectée. Même si les campagnes n’ont pas connu la même modernisation que les villes, cette pauvreté omniprésente, cette absence de perspectives de changement ont disparu. Avec l’aide de la communauté internationale, les anciens camps de la mort sont devenus des lieux de mémoire visités par des millions de personnes chaque année. Et pourtant…. La Pologne commence à inquiéter l’Europe. La tentation autoritaire a saisi son président et son gouvernement, qui veulent mettre sous tutelle les juges. Les mêmes ne veulent pas entendre parler d’immigrants, même réfugiés politiques, surtout s’ils sont musulmans. Cela troublerait l’ordre social et la paix civile, disent-ils.
Il y a pire, la guerre est revenue en Ukraine, non loin de la Pologne. Dans toute l’Europe, les vieux antagonismes ressurgissent, je ne veux pas les énumérer. La seconde guerre mondiale, ce n’était pas seulement la folie nazie et l’extermination des Juifs ou des Tziganes, c’était aussi tous ces peuples entraînés dans le tourbillon des combats et des alliances contradictoires, ces Ukrainiens auxiliaires des Allemands dans les camps, ces Lituaniens qui participaient à des pogroms, ces pays déchirés par des quasi- guerres civiles. Et si cela recommençait.
Dans ce contexte, le film de Claude Lanzmann prend un relief et révèle une signification, que, en ce qui me concerne, je n’avais pas discerné il y a trente ans. Ecoutons et regardons ces témoins, demandons-nous ce que nous aurions fait à leur place dans des circonstances tragiques. Surtout, et c’est la vraie question, réfléchissons bien au message d’espoir et de résilience que Lanzmann, malgré tout, voulait porter dans cette œuvre magistrale. Au bout de trente ans, avons-nous compris ce message, l’avons-nous préservé, ou au contraire ne l’avons-nous pas négligé ou même perdu ?
Alors, pour éviter la catastrophe, il nous reste une chose à faire : voir et revoir Shoah et les films de Lanzmann, pas seulement pour qu’il continue à vivre parmi nous, comme tous les grands artistes, mais aussi parce que c’est à nous qu’il parle, en 2018, et que nous devons à tout prix comprendre son message pour éviter la catastrophe.
Signé : Vieuzhibou