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Un métier idéal (John Berger, ed. de l'Olivier)

Un métier idéal (John Berger, ed. de l'Olivier)

Comme ça fait du bien de ressusciter un grand écrivain, mort il y a tout juste un an, dans un silence total. John Berger était un écrivain prolixe, un anglais qui a passé sa vie en France. En 1973, il avait posé ses malles dans le petit village de Quincy (Haute-Savoie), menant une existence spartiate de militant écologiste. « Je me sens ici chez moi, disait-il. Avec les gens de la région, j’ai beaucoup de choses en commun : le même respect de la terre, le même sens de la précarité, la même inquiétude lorsqu’on scrute le ciel. » et « La littérature doit nettoyer les mots, s’insurger contre le laminage généralisé. ».

Berger a, non seulement écrit de nombreux ouvrages, mais il a aussi coscénarisé trois des films les plus célèbres du réalisateur  Alain Tanner : La Salamandre (1971), Le Milieu du monde (1974) et Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976).

Il est mort le 2 janvier 2017 à Antony.

Dans Un métier idéal ( ed de L’Olivier, 2009), il s’est transformé en reporter donnant la parole à un médecin de campagne qui décrit sa profession comme un sacerdoce. Berger écoute, note, raconte… et réfléchit sur la médecine.

Le livre est illustré par Jean Mohr, les photographies sont superbes.

John Berger parle des patients, il y a donc "des histoires de patients" (originales, cocasses, et émouvantes), mais il les raconte au travers de ce que lui a expliqué le médecin, avec une touche de mystère en plus.

Toutes les brumes et les brouillards de la campagne anglaise montent des rivières et s’étendent dans le fond des vallées, où les gens ont de l’asthme, des pneumonies, des rhumatismes. Le thé brûlant qu’on offre au médecin lui est comme une respiration. Au contact des malades, il change, il adapte son point de vue et comprend qu’il doit faire « avec son imagination ». Celle-ci « ne devait plus conduire chaque fois à l’inimaginable » comme pour le capitaine au long cours envisageant l’éventuelle fureur des éléments- ou, dans son cas, n’envisageant que le combat entre les griffes de la mort. Il réalisa qu’il fallait à tous les niveaux vivre avec l’imagination : d’abord la sienne-sinon son observation risquait de s’en trouver déformée-, et ensuite celle de ses patients. »

 

Et John Berger se pose la question : au fond qu’est ce qu’un bon médecin ?

L’homme médecin primitif, qui était souvent prêtre, sorcier et juge, a été le premier spécialiste libéré de la contrainte de fournir de la nourriture à la tribu.[…] Malades, nous imaginons idéalement le médecin comme un frère ou une sœur ainés. […]. Ce qu’on demande au médecin, c’est de reconnaître son malade avec la certitude d’un frère idéal. La fonction de la fraternité est la récognition. […] Sur le plan psychologie, récognition signifie soutien ; Dès que nous sommes malades, nous craignions que notre maladie soit unique. […]. La maladie en tant que force indéfinie, représente une menace potentielle contre notre être même, et nous sommes condamnés à avoir la conscience aiguë du caractère unique de cet être. […] Souffrir de ce qui est reconnu, c’est-à-dire défini, délimité, dépersonnalisé, c’est devenir plus fort.

Mais ajoute -t-il, il faut d’abord que « le médecin reconnaisse le patient comme une personne ».

Le mal-être est la plupart du temps semblable à la maladie en ce sens qu’il accentue le sentiment d’unicité. Toute frustration amplifie sa propre différence et se nourrit ainsi d’elle-même. Objectivement parlant, c’est illogique, puisque, dans notre société, la frustration est beaucoup plus courante que la satisfaction, et le mal-être beaucoup plus courant que le bonheur. Ce n’est cependant pas une question de comparaison objective. Il s’agit du fait qu’on ne parvient pas à trouver la confirmation de sa propre existence dans le monde extérieur. Cette absence de confirmation entraine un sentiment de futilité. Et ce sentiment de futilité est l’essence de la solitude : car en dépit des horreurs de l’Histoire, l’existence d’autres hommes représente toujours la possibilité d’un but. Tout exemple apporte l’espoir ».

Et John Berger continue de s’interroger sur le rôle d’un médecin, en se posant la question de la valeur d’un instant, car si le rôle d’un médecin est bien de réparer, il le sait, il ne s’agit que de provisoire. La vie humaine doit se terminer, et la lutte n’est que temporaire. Quelle est la valeur d’un instant ?

« En général les patients, après qu’on a mis un nom sur leur maladie, demandent ensuite : « Combien de temps ça va prendre ? Combien de temps avant que… ? »[…]. Le médecin semble être le contrôleur du temps […] ».

Et encore :

« On pense généralement que les médecins portent un regard professionnel sur la souffrance et que leur carapace se forge au cours de leur deuxième année d’études, quand ils commencent à disséquer des cadavres humains. C’est exact. Mais la question ne se résume pas, loin delà, à surmonter une révulsion physique à la vue du sang ou de viscères. Les médecins utilisent un deuxième langage, un langage technique dépourvu d’émotion. […]Le seul nombre de patients interdit toute identification avec l’un d’eux en particulier ».

Et les questions que je pourrais aussi me poser, en qualité de patiente sont là : Un patient mérite -t-il une vie meilleure que celle qu’il a, étant donné les facteurs extérieurs (pauvreté, précarité, manque d’éducation) dont lui, le médecin ne peut être en charge ?  N’a-t-il pas déjà bénéficié d’une meilleure vie qu’un paysan Bengali ? A quel moment faut-il décider de « laisser faire la nature » ?

John Berger est un penseur extraordinaire et je retiens cette interrogation fondamentale :

« L’humanité est-elle un point de départ ou un point d’arrivée ? »

J’ai lu ce livre à la suite d’un spectacle excellent du comédien Nicolas Bouchaud
mise en scène : Éric Didry au théâtre du Rond Point.

 

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