Post signé Zhibou
La mauvaise saison n’est pas encore arrivée- espérons qu’elle ne viendra pas trop vite et qu’elle ne durera pas trop-mais je vais anticiper et vous emmener dans une forêt près d’une grande ville en hiver, par temps de neige et de brouillard. Il n’y a plus de couleur, tout est noir et blanc, même les branches des arbres, au lieu de s’élancer vers le ciel, semblent s’effondrer de désespoir vers des mares d’eau grise et à moitié gelée. Et ce ne sont pas les barres d’immeubles voisines, avec leurs empilements de 15/20 étages, qui viendront égayer le paysage. Le ciel gris se confond avec l’eau et la terre, nous sommes en Russie de nos jours.
Dans « Faute d’amour » (très bon titre français pour le mot russe « non-amour » ou « an-amour » ou encore « mal-amour »), la cinéaste russe Andrei Zviaguintsev ( auteur remarqué de « Léviathan » entre autres) nous fait partager quelques journées de la séparation de Boris et Génia : ce sont des urbains aisés, on les voit faire visiter leur appartement confortable à des candidats acheteurs, et, dès ces premières scènes, on est frappé par la froideur et la banalité des dialogues : des propos laconiques, des visages fermés, des gestes mécaniques, nous avons pénétré un monde sans âme. Le monde réel semble lointain et flou, à l’image des paysages occultés par la neige ou la pluie à travers les larges baies de l’appartement.
Un peu plus tard, Boris et Génia se disputent, le ton monte, et nous comprenons à quel degré d’intensité est parvenue leur mésentente, au point de se transformer en haine réciproque. Ils ne voient ni n’entendent, derrière une porte, leur petit garçon de douze ans, Aliocha, qui fond en larmes. Aliocha, l’innocent, qui va au collège en passant à travers la forêt, qui semble prêt à accueillir la beauté et la bonté de la vie. Est-ce que Zviaguintsev a voulu nous rappeler Aliocha l’innocent, le pur, des « Frères Karamazov » ? Peut-être.
Boris et Génia ont déjà préparé leurs futures vies respectives : Boris, la quarantaine, avec une jeune femme qui est déjà enceinte de lui. Génia avec un homme mûr prêt à lui redonner l’assurance d’une vie confortable et paisible. Des situations banales somme toute.
Mais Aliocha disparaît, « oublié » comme une chose, après une nuit où chacun des parents avait rejoint sa nouvelle « âme sœur ».
Il va falloir prévenir la police, puis rechercher Aliocha. Nous voyons réapparaître, à la police, cette froideur et cette quasi-indifférence : l’inspecteur de police enregistre les déclarations du père, il prévient tout de suite qu’il n’est pas question de faire des recherches et que, d’ailleurs, Aliocha devrait réapparaître après un ou deux jours. Juste une touche de compréhension pour les questionnements des parents : il donne les coordonnées d’une association de bénévoles qui peut engager sans délai des fouilles, par des battues dans la forêt, ou des recherches systématiques dans le voisinage, chez les camarades d’Aliocha ou dans les hôpitaux. Cette association existe en Russie, elle s’appelle Liza Alerte, et agit efficacement : l’an dernier, sur 6500 personnes disparues en Russie, elle a aidé à en retrouver 80% selon A Zviaguintsev.
Ils sont professionnels, organisés, efficaces, dans cette association. Leur responsable est précis, pédagogue, trouve les mots qu’il faut pour, sinon rassurer les parents, donner du sens à leur action. C’est une des lumières d’espoir de ce film qui en compte bien peu. Car il ne s’agit pas seulement pour Zviaguintsev de nous raconter la disparition d’Aliocha. Il s’agit de nous montrer comment, par leur comportement, la plupart des personnages, de ces Russes contemporains, créent un monde sans amour et sans espoir. Car même la vie nouvelle de Boris et Génia se révèle bien peu exaltante, nous le découvrirons à la fin du film. C’est bien cela le thème du film, et pas seulement la disparition d’Aliocha.
En recherchant Aliocha, nous ferons la connaissance de la mère de Génia, «une Staline en jupons », dans sa datcha au fin fond de la campagne. Elle parle à sa fille avec une violence sidérante, elle pourrait, dans l’esprit du cinéaste, symboliser la violence des temps passés en Russie. Ce n’est pas vraiment mieux dans la Russie contemporaine ; à la violence des temps passés succède la dure indifférence dans les relations humaines et sociales. C’est le cas par exemple avec la police. Le policier qui « prend en charge » l’enlèvement n’est pas inhumain ni antipathique, mais il manque complètement d’empathie et fait comprendre qu’il a d’autres chats à fouetter. Symbole aussi dans cette fouille à l’intérieur d’un complexe immobilier de l’époque soviétique en ruines (un ancien centre hôtelier). Et surtout symboles dans la perception de l’actualité à travers le son des médias : la tragique guerre en Ukraine semble si loi, et ne déclenche aucune réaction, aucun commentaire chez nos personnages. Mais la description de ces personnages qui paraissent tourner en rond dans ce monde sans âme et sans amour va bien au-delà des symboles, et ne se limite pas au contexte russe. Sommes-nous si différents quand nous nous enfermons dans un tête-à-tête avec nos smartphones (Génia surtout le fait sans cesse) ?
Les jours passent et ils ne retrouveront pas Aliocha vivant. Zviaguintsev ne conclut pas son film de façon tranchée (c’était déjà le cas dans « Léviathan »), mais les dernières scènes montrent que Boris et Génia n’ont rien appris, ou si peu, de ce drame. Boris a eu un enfant de sa nouvelle compagne, mais il le traite comme un objet en le repoussant quand il cherche consolation et tendresse. Génia a retrouvé un bel appartement et mène une vie agréable avec son nouvel homme, mais elle continue à privilégier son smartphone et se préoccupe de sa forme physique en s’entraînant sur un appareil individuel de gymnastique, sur un balcon en plein air en hiver. Des scènes calmes en apparence, mais si dures en réalité Si l’on y réfléchit bien.
Car toutes les scènes se déroulent en fin d’automne ou en hiver. La sensibilité, si absente des relations des personnages du film (sauf bien sûr le pauvre Aliocha), nous la retrouvons dans la caméra de Zviaguintsev qui, à l’égal des grands cinéastes russes, sait peindre la nature, les décors, même les intérieurs avec un grand talent : ses images peuvent se transformer en véritables tableaux d’artiste. Et nous pénétrons au plus profond de la Russie en hiver, nous ressentons presque physiquement la dureté de cette saison sont nous n’avons aucune idée dans nos climats plus tempérés
Pour ma part, j’ai fait quelques voyages en Russie, uniquement en été, et ce film me fait mesurer le contraste entre la chaleur de la belle saison, avec ses longues journées et sa végétation resplendissante, et la force de l’étau de l’hiver qui, dirait-on, broie les êtres, leur sensibilité et leur espoir.
Zviaguintsev sait ainsi nous mettre en garde contre l’hiver des sentiments qui peut envahir toute notre vie si nous ne combattons pas les dérives du repli sur soi, de l’enfermement, et de l’individualisme forcené de notre époque.
Commentaires de Cerisette:
Ce film est bouleversant bien sûr, un enfant perdu, abandonné, privé d'amour c'est toujours affreusement triste. Mais il me semble que, dans un pays comme la Russie (et ce n'est pas le seul), où les artistes ne peuvent pas s'exprimer aisément, il faut voir dans ce film une allégorie du destin collectif. Car comment penser ces personnages déchirés, les parents d'Aliocha, incapables de donner de l'amour car eux mêmes n'en ont jamais reçu? La grand mère, qui vit dans une vieille isba est présentée comme une Staline en jupons, sans aucun cœur et sans la moindre étincelle de sentiment vis à vis de Genia. Le mari et père d'Aliocha, Boris, est lui aussi à la poursuite d'une famille qu'il n'assume pas, à la poursuite d'une sorte de stabilité qu'il ne peut conserver, qu'il n'a pas une once d'envie de garder. Le petit est une victime, victime d'autres victimes, comme souvent. Et, à la fin du film, quand tous retournent à leur solitude et à leur absence de compassion, à leur manque d'humanité, on voit Genia faire du sport, le regard vide, revêtue d'un sweat shirt barré d'une grande inscription: RUSSIE! Comment ne pas voir dans ce beau film, rempli de cadrages picturaux (j'ai reconnu des Brueghel dans les scènes de neige remplies de petits bonhommes qui circulent sur fond de grandes barres d'immeubles...), le récit d'une histoire de la Russie, non des russes, héritiers de régimes sans scrupules, et, à cause de cela, devenus des monstres d'indifférence?