Théâtre des quartiers d’Ivry. Mise en scène Charles Berling
Acteurs: Charles Berling et Mata Gabin.
D’abord, il y a, pour moi, le lieu : la Manufacture des Œillets à Ivry. Mythique témoignage de la culture ouvrière de la ceinture rouge de Paris, ce bâtiment a failli être démoli. C’est grâce à une succession d’aventures dans lesquelles d’ailleurs je me suis trouvée provisoirement mêlée, qu’il a pu être préservé pour, au final, être enfin racheté par la Ville d’Ivry et réhabilité. Je raconterai l’histoire dans un second post.
Ensuite il y a l’auteur, Bernard Marie Koltès, mort du sida en 1989 à l’âge de 41 ans. Il s’agit d’un auteur « incandescent » (sic les critiques), et, en tous les cas, poète de la violence, des ténèbres, de la ville, des quartiers. Son style est très incisif, c’est à la fois percutant et sophistiqué, abstrait et terriblement charnel, c’est ciselé, chirurgicalement parlant, écrit au scalpel.
Quelques exemples :
« Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas (…) j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi. »
« Alors ne refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire. »
Et il y a les acteurs, Charles Berling, et une inconnue pour moi, Mata Gabin. Cette actrice est tout simplement magique. Elle joue le rôle du dealer, d’un homme, d’un homme noir encapuchonné, qui attend, pied au mur, le client, le passant. Sexe ? Drogue ? Désir ? de quoi ? Et tous ses gestes sont ceux d’un rappeur, d’un dealer, bref d’un loubard. C’est étourdissant de ressemblance, vous savez, les bras et mains qui forment le Jule, le Dab, le V, l’éclair etc…Elle bouge exactement comme un gangsta rappeur, démarche chaloupée dans un pantalon trop large, retournements félins, regard sans complaisance, nonchalance apparente du bandit, positions accroupies, bref le grand STYLE ! J’ai tout de suite adoré le jeu de cette actrice, qui, parce qu’elle est une femme jouant le rôle d’un homme, campée dans un costume streetwear, ajoute du mystère, de l’indéfini à son rôle de « dealer ». Tapie au coin d’une rue, elle attend, elle doit deviner, elle doit se plier, se conformer, alors qu’elle est juste à l’opposé de son client : elle est le papier gras, lui la botte, elle (je devrais dire « il » puisque l’actrice joue un homme) est la nuit, tandis que le client, dans son complet veston est le jour, la légalité, la lumière.
« Si un chien rencontre un chat – par hasard, ou tout simplement par probabilité, parce qu'il y a tant de chiens et de chats sur un même territoire qu'ils ne peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser ; si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune, sans langage familier, se trouvent par fatalité face à face – non pas dans la foule ni en pleine lumière, car la foule et la lumière dissimulent les visages et les natures, mais sur un terrain neutre et désert, plat, silencieux, où l'on se voit de loin, où l'on s'entend marcher, un lieu qui interdit l'indifférence, ou le détour, ou la fuite ; lorsqu'ils s'arrêtent l'un en face de l'autre, il n'existe rien d'autre entre eux que de l'hostilité – qui n'est pas un sentiment, mais un acte, un acte d'ennemis, un acte de guerre sans motif. »
Enfin, il y a la scène : un lieu enveloppé de nuit, une frange urbaine, éclairée parfois par les néons des enseignes, parfois par la lumière torve d’un réverbère, et parfois aussi seulement par le reflet des flaques d’eau sur la chaussée.
L’histoire est celle d’une rencontre entre deux mondes, entre deux univers, entre deux hommes.
L’histoire est celle du commerce des hommes, non pas seulement du commerce de de la chair, mais de l’échange des désirs : désir d’argent, désir de drogue, désir d’amour, de haine, de contact, de puissance, de violence, de souffrance, désir indéfini, désir infini.
De quoi les hommes font il commerce ? Le savent-ils vraiment eux même ? Et tout l’art du dealer sera de comprendre le désir de l’acheteur, du client, de bien le comprendre, afin de lui proposer une marchandise appropriée, ajustée, adaptée au désir, même et surtout irrationnel de son client. Le désir n’est pas seulement le désir de quelque chose ou de quelqu’un c’est aussi le désir plus profond, métaphysique , un rêve, un fantasme, un désir de mort peut être ? Le dealer a une longueur d’avance sur le client, il connait les désirs des gens, mais peut se heurter aussi à leur refus, c’est ce qu’il redoute par-dessus tout. Le dealer est patient, il se doit d’être diplomate : le client est roi après tout. Sa logorrhée vise surtout à apprivoiser le client, à le rassurer, à le valoriser.
« C’est pourquoi je m’approche de vous, malgré l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre, je m’approche moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tournées vers vous, avec l’humilité de celui qui propose face à celui qui achète, avec l’humilité de celui qui possède face à celui qui désire ; et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sur leurs laisses et se montrer sauvagement les dents. ».
La rencontre est paradoxale : ce sont deux solitudes qui se croisent, s’attirent et se repoussent, jouent, en sachant très bien que la falaise est proche, que le jeu n’a pas de sens, que le gouffre est aussi tentant qu’effrayant. La limite extrême du désir, c’est bien à la fois la fin de la solitude et l’anéantissement.
Le vendeur et le client sont interdépendants, mais ils sont tous les deux dans un combat qui ne les concerne pas complètement, dans lequel ils sont aspirés malgré eux, et ils ne se rejoindront que dans un destin commun à l’humanité. Au fond, l’animalité des désirs les convie à une destinée tragique, banalement tragique.
Toute la pièce est jouée dans une économie de décor, de gestes, d’expressions, et il le fallait car le texte avec ses fragilités, ses temps forts, sensuels, sa chorégraphie, provoquent une tension qui va crescendo, une sorte d’insupportable suspens vers une fin qu’on sait inéluctable.
La pièce a été montée dans ses premières représentations par Patrice Chéreau en 1987, et elle reste d’une telle splendide actualité qu’elle est sans cesse reprise par des grands metteurs en scène. Je recommande cette représentation, non seulement pour le texte de Koltès, mais pour le jeu de Mata Gabin.