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Un hiver en aout

Un hiver en aout

Fiction (première partie):

Je n’avais pas du tout idée des raisons de son silence : Assise dans la grande cuisine du chalet, elle épluchait les pommes de terre, équeutait les haricots, coupait les tomates en rondelles, pleurait sur les pelures d’oignons. Ses mains où roulaient des branches veineuses , s’agitaient comme si elles étaient animées par la brise.  Elle ne semblait pas avoir de prise sur les objets, elle aurait pu lâcher d’un seul coup, le couteau et même un haricot, tellement son tremblement et sa faiblesse étaient évidents, à fleur de peau.  Et pourtant elle ne se plaignait pas, et elle ne renversait rien. Elle faisait semblant.

Elle avait dans les 70 ans, son mari aussi.

L’irréparable avait commencé sa ronde folle, il y avait déjà 12 ans. Mais ils avaient tenu bon, son mari et elle. Un retard de 12 ans, elle avait déjà gagné tout ça sur la maladie. Elle était passée dans les mains des grands mandarins, elle avait suivi leurs recommandations. Non, « ils » avaient suivi, et  à la lettre, tous les traitements préconisés par la faculté. Dans certains cas, ça fonctionne bien. Car son mari l’avait accompagnée, il avait accepté, lui aussi, il y avait cru, autant qu’elle, et même peut être plus, et puis comment faire autrement, il n’y a pas le choix ? Pas question de laisser le cyclone abattre le chalet.  

Ils s’étaient réjouis en famille, elle s’était rétablie. Ils avaient fêté ça. D’autant plus que Noel arrivait et que ces grands chrétiens avaient tellement prié, qu’ils s’étaient même relayés en prières à l’église, que c'était une promesse, que c'était même une obligation.

Dans le village, on se connaissait tous et on avait vu les enfants grandir. Enfin, pendant les vacances, surtout, le reste c’était la vie citadine, car, lui, le père travaillait. Oui, il travaillait encore au début de la maladie. Et lui, était « arrivé » à la force du poignet, après toute une vie consacrée au travail, il avait « réussi ». Il avait fait tout ce qu’il avait pu, il avait commencé comme ouvrier, puis s’était classiquement fait repérer pour son aptitude au labeur, il avait grimpé l’échelle sociale, jusqu’à ce travail de directeur qui l’avait amené au faîte de sa carrière, et aux plus grands honneurs.

Ceci étant, je pense qu’il avait été un homme achevé depuis le début, depuis ses premières années, depuis son éducation, probablement chez les Pères Jésuites.  C’est un homme qui aime l’ordre, la régularité, les rites, c’est le genre à combattre les moindres traces d’anarchie, et de désordres qui, me sont, à moi, si sympathiques. La révolte, les grèves, les chemins de traverse, les expéditions hasardeuses, le bon temps, non, non, ce n’était pas sa tasse de thé, pas du tout dans ses perspectives. Lui, comme chef de famille, il se devait de rassurer tout le monde : il y avait Dieu au ciel, et sur la terre, peu importe son propre calvaire à lui, ce n’était pas un lupanar : tout le monde devait bien comprendre que son règne garantissait une sécurité ordonnée, faite d’abnégations et de quiétude, à condition d’en respecter la lettre et l’esprit.

Les habitudes, ça transforme tout. Et c’est d’une simplicité biblique. Une place pour chacun, et chacun est monétisé en fonction de son rôle : il y a le chef, l’homme qui conduit la vie spirituelle et qui impulse les lois collectives, il y a la place de la femme, de la mère qui réconforte, soigne les plaies et veille aux équilibres physiques, et il y a la place des enfants, qui doivent pouvoir trouver en eux-mêmes, les ressources imaginatives pour se développer et acquérir progressivement autonomie et indépendance. L’affection est distribuée au moment opportun. Le doute ne fait pas partie de l’éducation. Pas plus que la zizanie. La solidarité impose d’être d’accord avec le faiseur de lois. Lequel veille au bien être de son aide de camp, de son intendante, de sa cuisinière, de son infirmière.

Je suis toujours émerveillée des organisations si bien huilées. Chaque élément de la famille possède un léger chez-soi, une intimité fragile, une position de repli, mais l’essentiel se déroule dans la grande pièce commune où brûle, dans un ronronnement d’enfer, hiver comme été, un gros feu de cheminée en insert. C’est qu’on est à la montagne, et comme autrefois, la vie collective se concentre dans une seule salle, sous les yeux de la communauté. Pas question de faire des folies de sa chair. Pas de possibilités de se gratter le nombril, de mugir, de sauter sur un coussin, ou, je ne sais pas moi, de faire des trucs rigolos comme d’écraser des mouches, de décortiquer un serpent, de lire un truc tordu…Tout se passe sous le regard sévère de la collectivité. A mon avis, cela développe le sens de la dissimulation, surtout quand il faut réprimer le désir de complot.

Pendant que son éminence le chef préside aux destinées quotidiennes, les enfants sont priés de prendre le chemin du champ boueux qui se situe à l’extérieur des lieux de vie. Ils ont un ballon, et même aujourd’hui, alors que nous avons accès à des milliers d’écrans bavards qui regorgent de fantaisie, les enfants peuvent passer des vacances entières à taper du pied dans un ballon dégonflé, au milieu d’une prairie éparse. Et au milieu, il y a le centre…tout est dimensionné pour la privation d’exubérance. Dans ces lieux reculés, on fait pénitence de tout. Dieu nous enseigne l’humilité.

Pour les libations, il faudra attendre noël, les givres et les guis, les blagues ponctuelles des papillotes, et surtout le relâchement de la discipline à la faveur des nuits plus longues et des présences plus bruyantes. Les convives revenus de la messe de minuit s’échappent des dogmes et se risquent dans le répertoire des horreurs langagières. On se permet des superlatifs.

Elle est sauvée, elle est miraculée. Et le mari se rengorge, c’est lui, c’est grâce à lui. Dans son rôle de protecteur, il est aussi devenu un peu plus, il lui a porté sa croix, il a pris sa malédiction, il a purifié son corps. Il flotte autour d’elle un parfum de sainte.

Lui, il a réussi : il a neutralisé l’adversaire, il a fait la guerre, le diable a reculé, il est l’archange Gabriel.  

Et dans les senteurs de vins et d’épices, dans le brouhaha des rires, dans les fumées de rôtissoire, il a acquis la conviction d’avoir à lui seul, fait reculer les gaz asphyxiants, et surtout la sournoiserie de la panne, de cet incompréhensible enchaînement des fraudes qui menaçait son ordre à lui, la belle mécanique de son ordonnancement. Sa femme est une immaculée, une divine tisseuse, pas une raccommodée, pas une estropiée, pas une malade.

Elle est guérie !

(à suivre)

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