Le premier plaisir c’est celui de la découverte. L’auteur est jeune (36 ans) mais il a déjà écrit plusieurs romans et il semble extrêmement populaire en Turquie. Il est diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires. Il s’appelle Emrah SERBES, belle gueule de révolté, qui a trempé sa plume dans le génie, et dont le style mêle humour, tendresse, et poésie.
Avant de parler du livre, un bref coup de projecteur sur l’histoire ancienne et récente de la Turquie.
La Turquie fait partie de l’histoire européenne, qu’elle le veuille (ou que nous le voulions) ou non. Les Grecs anciens (Alexandre) et les romains (Constantin, d’où l’ancien nom de Constantinople) avaient bien su la conquérir et elle est devenue, par la suite, le centre de l’empire chrétien d’orient .
Après l’islam, la Turquie a été le coeur de l’un des empires les plus solides du Moyen Orient pendant 8 siècles, empire qui s’est effondré en même temps que l’Empire austro-hongrois, après la 1ère guerre mondiale. Les différents traités (Sèvres, puis Lausanne) partagent les morceaux de l’empire selon des strates qui répondent plus ou moins aux revendications nationalistes des partisans d’Ataturk.
Je trouve que toute l’histoire de la Turquie est ensuite déchirée entre deux tendances :
D’une part, une tendance laïque et sociale, européanisante, qui est caractérisée par une succession de réformes sociétales : interdiction de la polygamie, adoption de l’alphabet latin, adoption d’un code civil, sortie des conférences islamiques, obligation du port de costumes occidentaux, institutionnalisation du dimanche comme jour férié, suppression de la peine de mort, légalisation de l’avortement….
D’autre part, une tendance aux massacres et crimes politiques, depuis le génocide arménien, jusqu’à la répression des kurdes, des alévis, et également de toutes les oppositions politiques. (les coups d’Etat se succèdent, de même que les arrestations, les procès, les condamnations de masse.
Ce qui fait que depuis 2009, le régime, sous l’impulsion de son Président Erdogan (lui-même élu depuis 2002), la Turquie revient sur les avancées laïques et semble revenir à une politique beaucoup plus favorable à l’islam….sunnite exclusivement, alors qu’il existe des minorités représentant d’autres courants de l’Islam.
Et encore, car les Kurdes sont aussi sunnites et n’en sont pas moins menacés. On dirait que le régime turc (du moins celui d’Erdogan) cherche des ennemis intérieurs à combattre, et que ces ennemis n’en finissent plus d’exister….on n’est jamais assez conforme, assez pur, assez propre.
Oui, mais dans un pays à la culture si riche, si ancienne, un pays à la croisée des chemins entre Orient et Occident, un pays où les populations appartiennent à une mosaïque d’ethnies, comment pourrait-on réussir à uniformiser ses modes de vie et de pensée ? La Turquie est bien trop complexe, bien trop astucieuse, bien trop profonde et cultivée pour se laisser diriger dans un seul sens.
Le roman de Emrah SERBES se situe à un tournant de la vie sociale en Turquie : ce qu’on a pu appeler le printemps turc, ou le mai 1968 de la Turquie.
C’était il y a tout juste (fin mai 2013) 4 ans : Le 28 mai 2013, une bande de bobos envahit le parc Taksim Gesi, menacé par des projets de construction et entame un sit-in. Ce parc est l’un des seuls espaces verts d’Istanbul, et le projet consistait à le bétonner pour en faire un centre commercial. La cinquantaine de manifestants (dont beaucoup de jeunes, très diplômés et opposés à un islam politique) se met à twitter, à communiquer avec humour via les réseaux sociaux, sort le drapeau arc-en-ciel, en appelle à Ataturk, à Che Guevara, et aux clubs de foot. Les clubs prestigieux d'Istanbul et notamment Besiktas sont là. Culture jeune, quoi, on connait bien ça, c’est cool et sympa.
Il y a là des femmes aussi bien que des hommes, homos et hétéros, turcs et kurdes, écologistes et syndicalistes, et les partis d’opposition à Erdogan. Ce dernier prend la mouche si j’ose dire et fait donner des gaz lacrymo par la police qui déloge les manifestants en grande pompe. Résultat : des centaines de milliers de protestataires rejoignent les rangs des manifestants.
Les medias serviles se taisent et la télé diffuse un reportage sur les manchots pendant la pire charge policière.
Non, je ne me suis pas égarée, et je reviens à TAKSIM MOONWALK. Il m’ a semblé utile d’éclairer le lecteur français sur ces mouvements de jeunesse, non seulement parce qu’il en est question dans le livre, l’auteur ayant lui-même participé à ces évènements, mais aussi pour bien relier la fiction à la réalité. C’est une foule réjouie, bigarrée, généreuse et printanière qui a été aspergée d’eau, puis de gaz par la police.
On a compté 6 morts, de nombreuses arrestations, et le pouvoir n’a jamais cessé de harceler, par la suite, tous ceux qui avaient pris part au mouvement, malgré les protestations des ONG et personnalités internationales.
On sent , dans le roman, toute la (bonne) foi et la naïveté de la jeunesse d’Istanbul . Le personnage central n’a que 17 ans, et c’est un ado comme tous nos ados : un peu fier à bras, un peu hâbleur, un peu perdu aussi : son père vit au loin, il n’a « plus que » sa mère, son oncle, un homme politique totalement corrompu et lâche, et surtout sa petite sœur qu’il adore. Elle, la petite n’a que 9 ans, mais elle est un « condensé des merveilles des cieux », aux yeux de son grand frère. Il est pour elle, à la fois le protecteur, l’ami, l’admirateur, l’homme, le cicerone, l’éducateur, le frère, père et mère.
Alors qu’il n’est pas encore tout à fait certain de lui-même et de son avenir, qu’il rêve aux femmes, à une femme, qu’il boit du raki en cachette, et qu’il fume tout ce qu’il trouve en observant les mœurs des adultes autour de lui, notre ado de 17 ans reporte tout son amour, tous ses questionnements et ses velléités de vivre intensément sur la petite. Il est si convaincu qu’elle fera mieux que les autres, qu’elle est parée de toutes les qualités, beautés et compétences, qu’elle deviendra une immense star internationale, et c’est pourquoi il l’inscrit même à un concours de danse.
Face à la prestation éblouissante de la petite, il ne comprend pas pourquoi elle n’est pas gagnante et soupçonne un trafic. Et c’est là, à 100 pages du début que le lecteur découvre, à travers les yeux plus objectifs de l’oncle que la petite est obèse. C’est si mignon ! On craque complètement !
Le livre est plein d’humour, plein de détails tendres comme celui que je viens de raconter, plein d’intelligence et il pétille de remarques tellement bien écrites !
Un grand coup de chapeau à la traduction (parfaite, et conservant juste quelques beaux mots en turc, qui nous emmènent là-bas, plus sûrement qu’une image photographique). Et je veux souligner aussi l’édition qui a su trouver (je suis passionnée par les langues), le moyen de nous faire partager des prononciations et des concepts sans alourdir le texte ou l’envahir. Il s’agit d’une jeune maison d’éditions qui a fait là un travail d’une qualité exceptionnelle.
Quelques phrases seulement mais le texte est si riche qu’il faudrait en citer beaucoup plus :
« Je ne comprendrais jamais cette fascination pour les derniers mots d’un homme ! Nous sommes entourés de morts-vivants, d’humains empaquetés, étiquetés et jetés dans un coin, condamnés à la haine de ceux qui les repèrent parfois. Cette curiosité aurait un sens, si on pouvait entendre les paroles des hommes avant qu’ils ne soient socialement morts ! »
J’adore, et pour que cela n’arrive pas à ce grand auteur, je vous encourage à la découverte !