La pièce est signée Victor Hugo, la mise en scène Denis Podalydes, la scénographie Eric Ruf, les costumes Christian Lacroix et c’est au Français, après ça il n’y a plus rien à dire, c’est sans risques, ce sera du théâtre parfait.
Je vais plutôt écrire sur les à-côtés de la pièce, sur les Borgia, sur Victor Hugo, sur les costumes et les lumières.
Dès que l’on parle des Borgia, on pense aux différents papes de la renaissance italienne, corrompus et avides, rustres et débauchés, incestueux et diaboliques.
De nombreuses fictions du XIXème siècle (et même les films récents de télévision) nous les décrivent sous les jours les plus funestes : empoisonneurs, charlatans, prostitués, les Borgia se vautrent dans la luxure et le crime. Pas un pour rattraper l’autre, c’est une lignée de meurtriers, indignes de l’histoire, souillant tout ce qu’ils touchent.
Et l’image est d’autant plus puissante qu’elle est née de leur vivant, qu’elle a circulé dans tous les milieux, y compris les plus lettrés, et qu’elle s’est maintenue jusqu’à nos jours.
A l’origine de tous les scandales il y a Rodrigue Borgia (nom originel de Borja, donc nom espagnol- de Valence-, italianisé).
Nous sommes en 1492, Christophe Colomb découvre l’Amérique, les rois catholiques reconquièrent Grenade, dernier bastion maure en Espagne, et Rodrigue Borgia est élu pape. Il choisit pour nom Alexandre VI. Machiavel deviendra le maître à penser de la dynastie Borgia à l’arrivée du fils de Rodrigue (Cesar Borgia) au pouvoir à Florence .
Rodrigue, cardinal, avant de monter sur le trône de Saint-Pierre, a déjà au moins quatre enfants, nés de sa liaison avec une patricienne romaine. Il s’agit de César, Jean, Lucrèce et Gioffré. Il les reconnaîtra comme neveux et nièce. Donc petit hiatus avec l’Histoire : il n’a pas eu tous ces enfants en qualité de pape, même si on parle de Lucrèce comme d’une fille du pape. (C’est vrai, mais son père n’était QUE cardinal à sa naissance). De toutes façons, il était assez courant que prêtres, cardinaux et papes soient copieusement pourvus d’enfants à cette époque.
Lucrèce est donc, comme ses 3 frères, une bâtarde, en 1480, date où elle nait.
Son père la marie à 13 ans à un Sforza, pour s’assurer des liens avec les grands seigneurs milanais. Le mariage sera dissous 4 ans plus tard, pour que Lucrèce contribue à resserrer les liens avec le roi de Naples. Elle épouse, en conséquence, Alphonse, fils naturel du roi de Naples, alors qu’elle a 18 ans et en aura un fils. Cette fois-ci, il faudra que le pape, le père de Lucrèce, assassine Alphonse, ce second mari, pour changer d’alliance et pouvoir nouer une nouvelle liaison avec le duc de Ferrare.
C’est vrai que tous ces morts font un peu désordre mais la raison d’Etat commandait et on a vu bien d’autres exemples dans le passé (et même le présent) où, quand il faut s’assurer du pouvoir, tout devient possible.
Il semblerait qu’arrivée à Ferrare, la duchesse soit devenue une mécène, plutôt encensée pour sa « modestie » et sa générosité. Elle financera ainsi l’Arioste et d’autres artistes, tout comme son troisième mari Alphonse d’Este avec qui elle aura de nombreux enfants avant de mourir en couches à 39 ans.
D’où lui vient donc sa réputation sulfureuse qui sert si bien la pièce de Victor Hugo?
Il me semble qu’il entre beaucoup d’amalgames et de misogynie dans la réputation faite à Lucrèce.
Cette très belle femme (tous les contemporains en parlent) a eu le tort d’avoir un père pape et débauché (et surtout « espagnol » et non italien, ce qui avait le don d’irriter la péninsule), un frère (César) proche des français, un autre frère assassiné, et de vivre à une époque troublée par les jeux de pouvoirs et d’alliances.
Elle semble avoir subi la raison d’Etat, et avoir été la victime de calomnie (de la part notamment de son 1er mari qui, furieux d’avoir été évincé pour une raison fallacieuse de non consommation du mariage, a fait courir le bruit des relations incestueuses de Lucrèce avec son père et son frère).
Compte tenu des morts suspectes dans son entourage, elle passe, elle aussi, pour une empoisonneuse et une débauchée. Ce qu’elle n’est pas, probablement. En effet, elle était soit trop jeune, soit mariée et enceinte pendant toute sa vie, comme beaucoup d’autres femmes, et elle n’a pas eu le loisir de décider pour elle-même.
Il faut se détacher de la réalité historique pour entrer dans le drame écrit par Victor Hugo.
Certainement pour des raisons contextuelles (le romantisme de la période incitait à des représentations de style gothique), mais aussi pour des raisons personnelles (Hugo n’aime rien tant que les réprouvés, les meurtriers, les scènes fantastiques où le noir, le lugubre, le diable sont convoqués au bénéfice de son imagination mystique), il était préférable de brosser l’image d’une Lucrèce sombre, pleine de duplicité et de vices, mettant ainsi en lumière de manière plus impitoyable, le dévoiement d’une mère, une offense à la nature qui engendre l’horreur, le dégout, la haine.
Quoi de pire qu’une mère sans limites ? La psychologie de Lucrèce est peinte en clair-obscur, les contrastes sont violents, les ombres cachent de lourds secrets. Nous plongeons dans les égarements du drame romantique. Avec, d’ailleurs, ses aspects burlesques, ses grandes tirades, ses excès.
Car c’est une pièce où l’humour pointe très souvent aussi, et où l’on entrevoit la malice de notre bonhomme Hugo.
Notre grand écrivain (qui a « couvert » de sa plume tout le XIX ème siècle, c’est dire s’il est bien au centre de notre histoire moderne), fait jouer ce drame en 1833, il a juste 31 ans. Trois ans plus tôt, c’est la bataille d’Hernani. Hugo n’a que 28 ans, il se fait jeter, insulter, parce qu’il a révolutionné la versification. Tous se moquent. Les acteurs eux-mêmes jouent à charge. La pièce est retirée. S’il n’avait pas été Victor Hugo, c’était un coup à renoncer à son art !
Mais lui, il attaque avec « Le roi s’amuse », (« Vos mères aux laquais se sont prostituées : / Vous êtes tous bâtards », fera-t-il dire au personnage central, ce qui visait la mère de Louis Philippe). La pièce est encore retirée, et Hugo dénoncera la censure.
Un an après, le voilà avec Lucrèce Borgia. Visiblement, il cherche à plaire, en utilisant le goût de l’époque pour le drame, (= mélodrame où le grotesque se mêle au tragique, où la plaisanterie affleure souvent, sur un fond de violence), et Lucrèce Borgia sera un triomphe. Donizetti en fera un opéra. C’est d’ailleurs parmi les actrices que Hugo rencontre « sa » Juliette Drouet, qui sera sa maîtresse toute sa vie (la sienne à lui, et la sienne à elle).
Alors la scénographie, alors les costumes ?
Tout est noir, la scène se déroule pour partie à Venise, pour partie à Ferrare.
Le meilleur moment pour moi, le plus réussi, le plus extraordinairement joué, c’est celui où Eric Ruf (qui joue Alphonse D’Este) et Elsa Lepoivre (une belle Lucrèce) prend au piège sa femme venue lui demander de châtier l’insolent qui a outragé son nom et qu’il lui montre que cet impertinent n’est autre que son fils. Les personnages passent par tous les registres : autorité, soumission, ruse, pleurs, rires, dérision, vengeance, colère, supplication…Absolument fabuleux.
Les costumes suivent l’imaginaire : noirs, puis teintés de rouge, puis écarlates.
La référence aux costumes d’Arles apparait dans une scène de danse.
Magnifique !
Nous avons la chance de voir de grands spectacles, dans des mises en scène somptueuses, avec des costumes signés de grands couturiers….pour 15 euros !