Après « The Civil Wars », et « Dark Ages », Milo Rau, le metteur en scène clôt sa trilogie par « Empire », aux Amandiers à Nanterre.
D’abord sur Milo RAU : C’est un metteur en scène de 40 ans, suisse, (Zurich) , ultra créatif, qui a adopté un langage théâtral très particulier. Je le trouve très beau, jeune, profond, et immensément intelligent. Il a été enseignant en sociologie et élève de Pierre Bourdieu, ce qui situe très précisément son point de vue politique.
« Nourries d’enquêtes socio-historiques préalables, ses œuvres interrogent l’identité de l’Europe post-moderne en s’intéressant à ses mythes médiatiques rassurants et à ses responsabilités inavouées. Elles questionnent autant les faits historiques que leurs représentations, se situant à la frontière incertaine entre documentaire et fiction, refusant alors autant l’ironie sur le sujet qu’il traite que l’autoréférence esthétique ou la déconstruction d’un thème. Il dirige l’International Institute of Political Murder (IIPM) qu’il a fondé en 2007 entre Berlin et Zurich. » Citation de Vidy, théâtre de Lausanne.
Sur la trilogie :
The Civil Wars interrogeait les guerres civiles européennes et notamment le Djihad au moyen du récit de personnages de toutes les générations.
The Dark Ages, toujours selon le même procédé, parcourait la chute des nations depuis la dictature bolchevique jusqu’à la guerre de Yougoslavie. J’avais été très frappée par les figures du père dans toutes les histoires racontées. Milau Rau dit qu’il faisait référence à Shakespeare dans cette pièce.
Pour terminer (provisoirement) l’histoire de l’Europe la scène prend place pour EMPIRE dans une petite pièce, étroite, composée d’un lit, d’un bureau, d’une table isolée de type salle à manger : nous sommes dans un minuscule studio, pas très riche mais plein d’objets et de souvenirs. La scène du théâtre est concentrée dans cet espace étroit où prennent place les quatre personnages.
Plus haut un écran où les personnages, les acteurs qui jouent leur propre rôle, sont filmés « à bout portant », gros plan sur les visages, les expressions, les nuances de tous leurs traits.
Les paroles sont amplifiées pour que les acteurs puissent parler en confidence, que les voix soient chaudes et proches, et que chacun d’eux ne s’exprime que pour nous, spectateurs qui nous projetons dans les histoires ainsi racontées.
Cette fois ci, il va s’agir de la tragédie antique, l’empire européen va s’effondrer et quelque chose d’autre va naître. D’où les dernières paroles : la tragédie peut commencer.
Les histoires sont structurées, et le travail du metteur en scène est minutieux : re-création de toutes les narrations dans un certain ordre, entrelacs de récits désordonnés autour d’un axe, mélange d’histoires qui semblent n’avoir rien en commun et qui pourtant se répondent.
Il s’agit des exils, la voix est donnée à la comédienne roumaine juive, connue pour avoir joué Marie dans La passion du Christ de Mel Gibson : son histoire est celle d’un peuple exilé depuis très longtemps, qui a « l’habitude » de l’errance.
Mais j’ai intentionnellement bafoué la chronologie de la pièce qui commence par les exils récents des syriens et des kurdes.
En fait, il n’est jamais question « des » juifs, syriens ou kurdes mais de la personne qui parle. Il faut bien voir dans la petite histoire individuelle, dans les caprices de la mémoire personnelle, le récit des peuples, la grande histoire, le collectif, quoique rien ne saurait autoriser la généralisation parce que rien ne remplace le témoignage documenté (les comédiens montrent par des photos, des vidéos de quoi ils parlent, comme des « preuves » historiques de la véracité de leurs dires).
Ces biographies dessinent une grande fresque de l’Europe actuelle, dont les frontières sont à feu et à sang et qui est déjà tombée pour se reconstruire.
Les grands mythes sont au rendez-vous de cette psychanalyse politique, comme, d’ailleurs, ils étaient déjà en œuvre dans les tragédies grecques.
Maia Morgenstern (la grande comédienne roumaine) est traversée par la figure de la mère (elle a connu plusieurs maris qui l’ont trahie, elle a connu des séparations et des divorces, elle est un peu la figure de Médée, la grande exilée qui perd ses enfants par amour), Akillas Karazissis (l’acteur grec) évoque la figure du père qui a édifié sa maison au bord de la mer, à côté d’un champ de sépultures grecques. Le voyage de Rami Khalaf (l‘acteur syrien extrêmement expressif) tient à l’Odyssée ; Ramo Ali (le kurde) doit sa liberté à des circonstances improbables pour sortir de la prison de Palmyre ( arrivée de Daesh).
Tous les acteurs parlent dans leur langue d’origine : kurde, arabe, grec, roumain, ce qui non seulement les rend encore plus convaincants, mais donne à la pièce tous ses accents du moyen orient et de l’est européen : les langues sont vraiment pleines de soleil, douces, caressantes.
Nous entrons dans l’intimité des acteurs, la salle était bouche bée. Pas un bruit, tous les spectateurs se concentraient sur le récit introspectif qui interpellait tellement notre vécu quotidien, à nous aussi.
Il y a des images, des vidéos, des petits reportages complètement stupéfiants, comme le tournage sur les tombes encore fraiches du cimetière kurde où Ramo Ali vient laisser un message à son père : "je suis revenu mais je ne reviendra plus jamais" , car bien sûr, pour tous ces exilés, le retour est impossible, leur pays n’existe souvent plus et revenir voudrait dire mourir car ils ont tous dû se renier eux-mêmes à un moment ou l’autre de leur parcours, pour sauver leur vie.
Je pense aussi aux photos des morts de Syrie par un tenant du régime devenu militant au péril de son existence. (l’histoire est vraie, l’homme se fait appeler Cesar). Ces photos que l’acteur a parcouru à la recherche de la dépouille de son frère, ont un caractère pathétique.
Les histoires sont déchirantes, elles racontent l’exil, les refus, les cahots, les persécutions et nous interrogent : l’Europe reste bien une terre d’échanges, parce qu’elle l’a toujours été, mais quel futur allons-nous y construire demain ?
Je pense que ce « réalisateur » (car il réalise aussi des films) est un des plus fabuleux de sa génération. La salle a ovationné.