TZVETAN TODOROV , UN « PASSEUR » DE MURS QUI VA NOUS MANQUER.
Je réagis aussi au choc de l’annonce de la mort de Tzvetan Todorov.
Je ne prétends pas être un spécialiste de son œuvre, mais je suis comme tant d’autres bouleversé par sa disparition, et je ne peux m’empêcher de noter qu’il nous quitte au moment précis où des murs apparaissent et réapparaissent partout dans le monde, et particulièrement en ces journées mouvementées.
Je ne vais pas faire un retour sur le passé en commentant son parcours et son œuvre, si originaux et exceptionnels soient-ils, mais chercher ce qu’il avait à nous dire, et ce qu’il nous aurait dit, face au retour en force de l’édification des murs, avec ce qu’elle signifie : le populisme, l’exclusion de l’autre, les analyses à l’emporte-pièce de la complexité de monde, la démagogie, et la contradiction grandissante entre l’exaltation d’un individualisme forcené et le développement , sous couvert de nouvelles techniques de communication et d’analyse de données, d’un contrôle social de plus en plus fort.
Tzvetan Todorov ne nous a pas encore tout dit ; nous attendons dans les prochains jours la parution d’un ouvrage posthume, « Le triomphe de l’artiste » , dans lequel , cinquante ans après son premier livre sur les artistes formalistes russes de la première moitié du vingtième siècle, il revient sur leur parcours marqué par les bouleversements de l’histoire, la révolution russe et l’avènement des totalitarismes communiste et fasciste ; il y revient pour chercher « à la racine » les différences irréductibles, mais aussi les continuités entre totalitarisme et néolibéralisme ; c’est-à-dire pour nous aider à comprendre nos sociétés d’aujourd’hui, la politique d’aujourd’hui, et ce qui nous attend dans l’avenir proche.
Tzvetan Todorov va nous manquer d’autant plus que, jusqu’à la fin, il a cherché à comprendre avec nous les risques qui nous guettent et à mettre en avant les valeurs à préserver : « Si l’on veut défendre l’être humain contre les forces sociales qui le détruisent, il ne suffit pas de l’imaginer comme produit uniquement par des principes abstraits, mais il faut accepter de le voir porter les traces de son destin ».
II y a 30 ans, dans l’euphorie de la chute du Mur de Berlin, les frontières s’ouvraient, les murs disparaissaient ; dans nos démocraties occidentales , l’opinion n’en voulait plus, même dans des projets de sécurité routière ! N’était-ce pas « la fin de l’histoire » pronostiquée par Fukuyama ? Et les nouvelles technologies n’allaient-elles pas nous aider à mieux communiquer entre nous, et nous comprendre dans toute la subtilité de nos différences et de nos affinités.
Mais que nous arrive-t-il donc ? Ecoutons Todorov : « Aujourd’hui, nous continuons de nous réclamer de la doctrine chrétienne et de celle des Lumières, de Marx et de Nietzsche, de la science et de la foi. Nous rêvons toujours d’améliorer l’espèce humaine, même si nous comptons moins sur la force de l’éducation et l’influence du milieu et plus sur la manipulation du code génétique . Les détenteurs du pouvoir aspirent toujours à contrôler intégralement leur population, même s’ils s’appuient moins sur la police omniprésente et les réseaux d’informateurs que sur la technologie qui recueille les « grosses données » de tous nos échanges électroniques ».
Plus les réseaux de communication numérique offrent de possibilité d’échanges et d’ouvertures, plus la réaction des pouvoirs en place, et pas seulement des dictatures se fait vive: contrôle de l’internet en Russie et en Chine, mais aussi rejet violent des « lanceurs d’alerte » dans nos démocraties occidentales. C’est la tentation d’édifier de nouveaux « murs numériques ».Mais c’est aussi l’utilisation de ces réseaux pour la diffusion de messages d’autorité, de pensée unique, de rejet du « penser autrement », comme en Union Soviétique, où le mot russe désignant les dissidents signifiait littéralement « celui qui pense autrement ». Avec lucidité , et jusqu’à dans ses plus récentes réflexions, Todorov aura discerné les similitudes de comportement entre les démocraties et d’autres régimes autoritaires : « Comme tous leurs prédécesseurs, les démocraties libérales d’aujourd’hui ont besoin de la figure d’un ennemi pas tout à fait humain, qu’il faut combattre et, si possible, anéantir (pas de liberté pour les ennemis de la liberté !)- mais , à la place des capitalistes et des bourgeois, on trouve les terroristes et les islamistes. Par bien des côtés, l’ultralibéralisme contemporain ressemble plus au totalitarisme communiste qu’au libéralisme classique du 18ème et du 19ème siècle. La tyrannie des individus peut avoir des conséquences aussi graves que celle de l’Etat ».
Non contents de combattre dans les réseaux numériques, qu’il est impossible de contrôler complètement, les pouvoirs désormais remettent au goût du jour la construction des murs physiques ( le « mur anti-mexicain » de Donald Trump , les patrouilles de contrôle des frontières terrestres et maritimes , les créations de quartiers d’habitation réservés protégés par des enceintes de protection ). Nous voici revenus trente ans en arrière.
Je ne cherche pas à occulter les dangers mortels qui servent de prétexte à ces attitudes ; bien évidemment l’islamisme djihadiste représente une nouvelle forme de totalitarisme , mais qui emprunte bien des traits aux idéologies les plus folles du vingtième siècle : contrôle total de la vie, des actes et des pensées des individus, endoctrinement des enfants dès leur plus jeune âge, persécution et massacre de toutes celles et tous ceux qui sont considérés comme des « non humains » et à qui est dénié le droit de vivre. D’ailleurs Todorov pourrait nous aider à comprendre ce qui se passe dans le cerveau d’un islamiste fanatisé, d’un dirigeant ou d’un « combattant de la base ». Il noterait que eux aussi savent utiliser , par les technologies modernes « le processus d’uniformisation, de standardisation , de mise en conformité de la population au même modèle de comportement » qu’il constate et dénonce dans nos sociétés contemporaines.
Par des chemins différents, les sociétés contemporaines, les plus développées comme les plus perverties par la violence, peuvent conduire « au contrôle de l’individu par la société et par la même à la déshumanisation des êtres ». C’est la tentation récurrente du « prométhéisme, de l’utopisme, de la tentation du bien », que décrit Todorov, après d’autres maîtres de l’écriture et de la réflexion ; pensons au Grand Inquisiteur des « Frères Karamazov » de Dostoievski .
Pour que la démocratie demeure vivante, et plus largement pour que nos sociétés demeurent humaines, il faut que la pensée et les écrits de Todorov revient en nous , pour que nous ne renoncions jamais aux bases de la démocratie, aux idéaux d’une société libre , ouverte et fraternelle, en nous incitant à les « démocratiser » davantage et en gardant toujours un regard critique sur les actes d’autorité et la construction des murs.
signé: VIEUZIBOU