La publication par la revue médicale britannique « The Lancet » des résultats d’une étude sur « l’espérance de vie », me donne l’occasion de poursuivre le débat suggéré dans la conclusion de mon précédent article (« Un combat disruptif »).
Selon cette revue, qui fait autorité dans le monde en matière de santé, une équipe de l’Imperial College de Londres y annonce qu’à l’horizon 2030, plusieurs pays développés pourraient voir leur « espérance de vie » flirter avec la barre des 90 ans pour les femmes et des 85 ans pour les hommes.
Oyez, bonnes gens ! Réjouissez vous, nous allons vivre plus longtemps !
Mais l’étude va bien au-delà ; Elle affirme avoir établi un nouveau modèle de prévision à la fiabilité inégalée, en appliquant à la démographie les méthodes mathématiques les plus pointues et les outils de calcul les plus performants.
Allons-y ! Sortons les chiffres :
- Les chercheurs britanniques disent avoir réalisé la synthèse de 21 prédictions de l’espérance de vie, réalisées à travers le monde par des équipes de démographes.
- Ils ont rassemblé les statistiques sur l’espérance de vie entre 1985 et 2013 dans 35 pays dits développés.
-Ils ont « fait tourner » les 21 modèles à partir des données recueillies entre 1985 et 2000 et comparé leurs prévisions avec les chiffres réels enregistrés dans les 35 pays entre 2000 et 2013.
-Ils ont ensuite construit un « modèle des modèles » en les « mixant », tout en essayant de donner plus de poids aux modèles réputés les plus fiables.
Et ils en ont déduit des calculs de probabilités sur les années 2017-2030.
Résultat des courses: en tête, la Corée du Sud, avec une espérance de vie de 90,82 ans chez les femmes (admirez la précision) et de 84 ans chez les hommes. Ah, derrière les femmes coréennes arrivent les femmes françaises, avec 88,55 ans. Bravo. Les hommes français n’arrivent que loin derrière, à la dix-septième place, avec 81,74 ans. Mais dans tous les cas, hommes et femmes gagnent quelques années par rapport à la situation actuelle.
Curieusement, et c’est là que ça devient intéressant, les Etats-Unis font triste figure: les Américaines devraient passer de la 25 à la 27ème place et les hommes de la 23ème à la 26ème. Comment donc ? Au pays des grandes entreprises du 21 ème siècle, des « GAFA » et des start-ups ultra-performantes qui nous promettent de « crever les plafonds » des limites d’âge, en investissant des milliards de dollars, on reste loin derrière le seuil des 90 ans ?
Le coordinateur de l’étude lance quelques explications en termes sanitaires et sociétaux : la France, par exemple, présenterait des caractéristiques plutôt « raisonnables » en termes d’obésité, d’excès d’alcool, de sécurité routière, avec un point faible sur la lutte contre le tabagisme. Et notre Sécurité sociale prend en charge tout le monde. Les Américains seraient bien plus mauvais dans tous ces domaines: obésité, morts violentes, inégalités d’accès aux soins, insuffisantes politiques environnementales et de santé publique .
Mais ce sont les analyses critiques de cette étude qui nous montrent « ce qui cloche ».
Restons aux Etats-Unis : Depuis quatre ans, l’espérance de vie n’y a pas augmenté. Elle a même fléchi. Beaucoup de raisons à cela : l’obésité y a explosé, l’état sanitaire des enfants se dégrade, la consommation des drogues a « prospéré » .
Voilà ce que pointent des épidémiologistes et d’autres démographes, qui contestent les résultats de l’étude de l’Imperial College. On oublie l’état de santé réel des populations et on prévoit l’avenir uniquement en prolongeant des courbes du passé sur le futur. Reconnaissons d’ailleurs que ce n’est pas propre au domaine de la santé où officient ces éminents chercheurs et mathématiciens : les économistes ont fait fort aussi en nous annonçant une ère de prospérité inégalée quelques mois avant le début de la crise des « subprimes », tout cela modèles mathématiques à l’appui.
Notons aussi qu’à aucun moment on ne cherche à calculer l’espérance de vie « en bonne santé » (encore qu’il faudrait bien préciser cette notion), ce qui dispense aussi de se pencher sur les problèmes épidémiologiques, sur les conséquences des maladies les plus fréquentes, en premier lieu le cancer, mais aussi les épidémies de type grippe aviaire, les maladies cardio-vasculaires, etc….Sans parler des perturbateurs endocriniens dont on connaît encore très mal les effets et les mécanismes de transmission, qui peuvent passer de génération en génération. Quid de l’accroissement de l’impact des perturbateurs endocriniens dans notre monde moderne sur les futures générations ?
Je ne dispose pas d’autres chiffres précis sur la France, mais il me semble aussi que « l’espérance de vie » vient d’y marquer un temps d’arrêt et que les récentes recherches sur cette espérance de vie en bonne santé ne sont pas très rassurantes.
Où veut-on nous mener avec ces perspectives péremptoires de longévité ?
Peut-être, veut-on nous faire travailler plus longtemps : l’argument de la prolongation de la durée de vie a été souvent employé à l’appui des politiques de recul de l’âge de départ en retraite. Mais aura-t-on vraiment besoin des « vieux travailleurs », dans l’économie des high-tech et des robots ?
Sous un apparence de bonheur et d’espoir , on voit aussi un message plus sombre: nous allons coûter cher quand nous deviendrons vieux; nous allons d’ailleurs devenir un « marché » énorme de développement des entreprises de la « tech »; 300 milliards de dollars dans le secteur de « l’e-santé » attendus en 2022, soit trois fois plus qu’en 2014, essentiellement face aux besoins liés au vieillissement de la population, au développement des maladies chroniques et aux difficultés de financement des systèmes de santé (surtout si on leur limite l’accès aux fonds publics !).
Loin de moi l’idée de nier l’ampleur des progrès technologiques. Microsoft dit avoir réussi à diviser par sept le temps nécessaire à réaliser le découpage du génome , que j’évoquais dans le précédent article. Ce n’est qu’un exemple.
En définitive, voici comment je vois la grande insuffisance de ces raisonnements et le vrai risque: qu’il s’agisse de la « course vers la longévité » de mon précédent article, ou de ces modèles de prévision « à la fiabilité inégalée », s’il n’y a pas en contrepoids des réflexions et des actions, effectives sur nos enjeux de santé publique, (notre « vraie vie » avec ses risques de maladie et de souffrances), tout se passera comme dans nos économies libérales qui sont devenues folles; il n’y aura plus de régulation et nous allons devenir, au pire des êtres inutiles, au mieux des « objets à soigner » dans les énormes marchés financiers convoités par les entreprises.
signé VIEUZIBOU