J’ai rencontré à nouveau un jeune afghan, Massoud, dans mon supermarché préféré. Et il m’a bien reconnue, six mois après notre première conversation. Il m’a offert le pain au chocolat qu’il venait de s’acheter pour sa pause et j’ai compris que je ne pouvais pas refuser !
J’avais déjà été en contact avec lui en juillet, parce que je cherchais de l’alcool pour les fruits .
Comme je tournais et retournais dans le rayon aux bouteilles, j’ai aperçu un jeune vendeur, le sourire éclatant, qui me regardait sans trop oser s’avancer.
Jean, tee-shirt blanc, yeux brillants, svelte, allure d’un grand adolescent, il se tenait à l’écart, et je suis passée trois ou quatre fois devant lui sans le remarquer, si ce n’est que je voyais bien qu’il était chargé de ranger les bouteilles à partir d’un chariot plein de cartons étiquetés.
Mais dès que je me suis retournée pour lui poser ma question, j’ai tout de suite noté les yeux clairs, la politesse de son attitude (engageante mais très retenue), les dents blanches, l’allure générale simple, décontractée, propre, timide !
Avant que j’ai terminé ma demande, mes yeux tombent justement sur l’alcool pour fruits, en bas de l’étagère. "Merci, merci, je viens de trouver…."
Et lui : « Ah, mais c’est très fort comme alcool ça ? attention quand même. Dans mon pays… »
Il s’est arrêté mais c'était trop tard, mes questions se bousculaient, et j'entamais en rafale :
« et quel pays ? qu’est-ce que vous vouliez dire ? je sais que c’est fort, mais je ne bois pas ce type d’alcool, il s’agit de faire des conserves. Vous connaissez ? Vous vouliez dire que c’est dangereux ? »
Je suis d’une curiosité maladive, et même si on m’a répété bien des fois que « la curiosité est un vilain…. », je ne peux pas m’en empêcher, les questions se pressent dans ma tête, et même s'il faut que je trie ce qu’il est possible ou non de demander, ce qui entraine bien des censures, cela laisse néanmoins filtrer trop d’interrogations.
Embarrassé, il raconte doucement que dans son pays (grrr, je ne sais pas où se trouve ce fameux pays…), ce type d’alcool n’est vendu qu’en pharmacie et qu’il y a des gens qui s’en procurent de façon malhonnête et qui le boivent, ce qui leur cause de graves maladies, mentales et physiques.
Il cherche ses mots, il a un peu de mal avec le français, et il est vraiment très jeune. Il a cette grâce de l’orient lointain, une grâce que je reconnais, je l’ai déjà vue chez un autre, mais qui ? et où ?
Il a des traits extrêmement fins, le nez aquilin, la peau légèrement mate, il est grand, mince, souple et fier. Sa timidité cache de l’orgueil, j’en suis certaine.
Ses prunelles oscillent entre les nuances claires du noisette et du vert. Il ressemble à mon plus jeune fils qui a 26 ans. Je le lui dis. Il me répond qu’il a 24 ans. Il est pachtoune, comme la moitié des Afghans et comme beaucoup de pakistanais. Il ne savait pas un mot de français avant de venir. Il parlait ourdou..et un peu d’anglais. Les associations ont fait un travail formidable, il appris la langue. Maintenant c’est moins dur.
Et voilà ce que j’ai appris :
Il est venu par la route depuis ses montagnes du nord de l’Afghanistan. Il lui a fallu plus de deux mois pour tout franchir. Il a 12 frères et sœurs dont 9 frères et 3 sœurs mais seul l'un d'entre eux est venu avec lui, ce sont les ainés. Il s’appelle Massoud, il a voyagé pour 30 000 dollars, il y a trois ans déjà. Il a fallu prendre des bus, des voitures, payer des passeurs. La plus grande peur de leur vie a été la journée (ou la nuit) où ils ont été chargés à plus de 10 dans un étroit compartiment d’un camion frigorifique qui passait par l’Autriche. Ils ont pensé qu’ils allaient mourir étouffés tellement il n’y avait pas de place et il a fallu rester debout pendant 10 heures.
A l’arrivée à Paris, on lui avait dit que la ville sentait bon, que les rues étaient parfumées, qu’on répandait des arômes par le ciel. Il a dû dormir dans la rue et quand, au petit matin les éboueurs ont lavé les trottoirs, il s’est dit : ah, voilà comment sont répandus les parfums, que c’est beau ! ce n’était pas une légende !.
De la France, il ne connaissait que Napoléon, on savait là-bas, dans son pays que Napoléon avait défendu l’Afghanistan. (Bizarre, je n’en ai jamais eu aucune connaissance, mais peut-être s’agissait-il des ambitions et visées orientales de Napoléon, surtout préoccupé d’empêcher les anglais de prendre place en Perse, et en Inde ?). Il n’avait jamais entendu parler des guerres mondiales, pas plus que de l’Allemagne nazie, et pas plus du général De Gaulle. Mais il avait une bonne opinion de la France. Peut-être que les idées de la révolution française étaient arrivées jusqu’à ces hautes montagnes, mais j’en doute un peu. Les voilà donc, son frère et lui, dans une ville où tout était tellement différent et où ils étaient irrémédiablement étranges et étrangers.
Pour tout bagage, ses parents lui avaient enseigné : « Où que tu sois, il faut t’adapter au pays qui t’a reçu, ce n’est pas aux habitants de ce pays de s’adapter à toi. Rappelle-toi, on a toujours voulu que les anglais parlent notre langue quand ils étaient dans notre pays, et c’était juste. Maintenant, à toi d’apprendre la langue des autres ».
Sa mère a 54 ans, elle n’a fait que ça : être enceinte et élever ses 13 enfants et il m’assure que, du coup, elle n’a pas « bien vieilli ». Elle est amère, elle ne sait pas quel est le but de sa vie.
Une des explications possibles, c’est que, lorsqu’elle était jeune fille, elle avait été promise (donc fiancée) à un autre jeune homme. Apprenant cela, son père, alors jeune homme, avait tiré trois balles de Kalachnikov dans le haut mur qui séparait l’habitation de la jeune fille du reste du monde (c’est vrai, j’ai vu des reportages, effectivement, la région n’étant pas très sûre, les propriétés sont entourées de très hautes murailles).
Le message était clair : la jeune fille devait revenir à celui qui avait ainsi manifesté sa profonde détermination. Et c’est ce qui s’était passé.
Aujourd’hui sa mère avait déjà refusé de nombreux prétendants pour ses trois filles…serait-elle en train de se venger ?
Lui n’avait jamais parlé à une femme avant de sortir de son pays. Les enfants sont élevés ensemble et sans distinction de sexe jusqu’à dans leurs tenues vestimentaires parfaitement semblables, et ce depuis la naissance à 5 ans environ, puis ils sont strictement séparés. Ils ne se connaissent pas du tout, ne se voient pas, ne s'adressent pas la parole.
Massoud avait un fois ressenti un grand bouleversement : un jour où il pleuvait à verse, sur le chemin de l’école, une jeune fille s’était abritée à côté de lui sous un arbre. Son cœur avait battu très fort tellement il avait été secoué par l'émotion, et pourtant l’épisode muet n’avait duré que quelques minutes. Il y pensait encore.
Aujourd’hui il devait lutter pour ne pas être marié de force, sa mère l’ayant promis à sa cousine, laquelle ne lui avait adressé la parole qu’une seule fois à la fête de l’Aïd.
Mais il n’était pas question que ses sœurs choisissent elles-mêmes leurs maris. Massoud l'avait déjà évoqué et leur avait demandé quel type d’homme leur conviendrait, mais elles avaient refusé. Se départir de sa responsabilité de frère ainé, d’homme, c’est une marque de grande lâcheté. Et d’ailleurs les sœurs avaient dit toutes trois : « Nous ne connaissons personne, comment pourrait-on choisir l’homme, le mari qui nous rendra heureuses ? C’est à toi de t’assurer que nous aurons une belle vie »….......................................................
A ce moment-là, alors qu’il m’avait embarquée avec lui dans son Moyen Age, sur ses montagnes farouches, au milieu de son peuple si guerrier et si fier, et que je vivais par procuration, sa vie avec son turban, ses traditions, j’ai vu une jeune femme, apparemment une collègue du supermarché, venir lui dire bonjour en lui claquant deux bises sur la joue.
Et je vous assure que j’ai éprouvé ce qu’il a dû ressentir : un électrochoc, une sorte de court-circuit mental. Avec lui j’ai franchi les siècles qui nous séparaient des montagnes et des cartons de vins, avec lui la lumière s’est allumée ou éteinte et je me suis retrouvée dans un supermarché, banal pour moi, si banal mais étrangement situé à des années lumières de sa vie, de la vie des montagnes, là bas. Il avait eu assez de confiance pour me faire partager....
Il a ajouté avant que je ne parte : « J’ai dit à mes parents que je travaillais sur un marché, comme un souk , pas du tout que je rechargeais les rayons d’alcool".
Et j’ai eu le temps de lui répondre : « Pourtant, il y a (ou avait) des vignes somptueuses en Afghanistan, n’est-ce pas ? ».
Oui, il y a des vignes et même du très bon vin et même de la vodka… (mais tout se passe en cachette) . Ce pays frontière entre l’Inde et le Moyen Orient est un pays plusieurs fois envahi, jamais conquis, où on trouve de beaux rubis, saphirs, et lapis lazuli, où les richesses minérales sont importantes et il est pourtant en train de …se vendre à la Chine ! pour quelques dizaines de milliards de dollars…
Lui avait la beauté que je ne trouve que chez Atik Rahimi, (très bel écrivain qui a eu le Goncourt 2008 pour « Pierre de Patience ») et la jeune fille aux yeux verts de National Geographic (Sharbat Gula).
Les autres, les horribles, les mollahs, les talibans cruels, les femmes sous la burka, les exécutions de bouddhas, je les efface de ma mémoire.
Pourvu que mon Massoud à moi, celui du supermarché, réussisse à devenir, malgré cette si grande enjambée qu’il va lui falloir accomplir, à vivre sur Mars (= PARIS, La France !) et à s’y sentir bien.
Je suis certaine qu’il se pose déjà la question que bien des migrants se posent : Est-ce que ce que je gagne vaudra autant que ce que je perds? ».