(Ce post est une fiction)
Pedro, je l’ ai rencontré dans les couloirs de l’hôpital. De toutes façons, je l’aurais rencontré n’importe où, mais surtout dans un couloir. Peut-être aussi dans une cafeteria, ou sur une terrasse de café, ou dans une rue commerçante. Pedro dit bonjour à tous ceux qui passent, il ouvre les portes, il sourit, il se place toujours de façon à dire un mot aimable, il s’excuse de prendre trop de place, il s’efface devant les autres, il est courtois, mais juste ce qu’il faut, poli mais pas obséquieux. On comprend vite qu’il est très sociable, Pedro, et que cette façon d’user d’une extrême sollicitude avec ceux qu’il ne connait pas, vise habilement à construire une petite relation, à permettre un échange rapide, à obtenir un coup d’œil, un signe en retour. Pedro est astucieux, et il se plie facilement aux règles sociales. D’autant plus qu’il veut surtout entrer en contact et… ça marche ! C’est comme ça que je me suis arrêtée et que j’ai commencé à discuter avec lui. Rapidement on a vu qu’il y avait beaucoup à communiquer et on est allés dans le coin terrasse, sur des fauteuils.
L’hôpital, c’est parce que Pedro marche comme un funambule, à tous petits pas, comme s’il trottinait, comme s’il avait peur de mettre un pied loin de l’autre. En plus, il lui faut réfléchir avant d’accomplir le moindre changement de position, comme s’il fallait du temps à son cerveau pour commander à ses muscles.
Il a les mains qui sautent, seulement les mains, mais c’est bien plus accentué qu’un simple tremblement, ses mains tressautent comme s’il était assis dans une diligence.
J’ai bien compris que sa maladie c’est celle de Parkinson, mais je ne veux pas parler de signes ou de symptômes médicaux. Il est bien possible que cette maladie touche chacun de manière différente, cependant je ne suis pas médecin et je ne veux parler que de Pedro et de ma rencontre avec lui. Je le décris comme je le vois et peu importe de quoi il est atteint. Je comprends que, dans les graves maladies, on est le plus souvent réduit à la « représentation » de notre maladie, surtout quand elle se manifeste de façon spectaculaire, comme pour Pedro. On devient un personnage de comédie, comme si on jouait les symptômes d’une maladie, et on n’est finalement plus que « le Parkinson », l’ « AVC », la « SEP », le « Guillain-Barré ».
Pedro est malade mais c’est lui tout entier qui m’intéresse. C’est Pedro , c’est le malade, oui, c’est Pedro malade qui parle avec moi, et pas sa maladie. D'ailleurs Pedro et sa maladie ne font qu'un, il est tout entier comme je le perçois, comme je le devin maintenant et pas "avant", où il pouvait fort bien être un autre.
Je reviens donc à ses mains qui ne tremblent pas, ne sont pas agitées en tous sens, mais simplement tapent sur un clavier continuellement, de haut en bas, avec véhémence et parfois violence. C’est étrange parce qu’il n’y a que ses mains qui vont et viennent, qui tapotent de manière incontrôlée, involontaire, mais rien d’autre. A part les petits pas, Pedro n’a pas d’autres mouvements bizarres. Il n’agite pas sa tête, ni ses jambes, ni rien d’autre, il semble maître de tout le reste de son corps.
Tout est calme chez lui, il est beau. Il a de magnifiques cheveux grisonnant, qui poussent en crinière et qu’il peigne soigneusement en arrière. Je ne sais plus la couleur de ses yeux, je n’ai vu que de la clarté, de la beauté, de la vérité dans son regard. Il n’est pas ridé, sa silhouette n’est pas empâtée, il est resté svelte.
Et surtout il parle avec soin, il forme de belles phrases, il cherche son vocabulaire mais son expression est assez nette dans l’ensemble.
Je suis devenue proche de lui tout de suite, je ne sais pas pourquoi. Je lui ai demandé de me raconter ce qu’il voulait de sa vie, si cela lui faisait plaisir. Oui, bien sûr, il a répondu avec empressement, il attendait cela, que quelqu’un l’écoute.
Toutefois Pedro, je l’ai compris bien vite, n’avait pas seulement besoin d’être écouté, il avait besoin d’être écouté DANS UNE RELATION.
Je m’explique : Pedro peut parler longtemps, pas tout seul bien sûr, (il ne marmonne pas du tout dans son coin), mais si personne n’ « entre » dans ce qu’il dit, il s’y perd. Pedro ne veut pas parler pour parler, il veut communiquer pour de vrai, il veut qu’on le stoppe quand il s’égare dans ses phrases à rallonge, il veut qu’on comprenne ce qu’il dit, il veut une interaction, il veut qu’on l’aide à remettre de l’ordre dans sa mémoire, il veut juste qu’on lui rappelle quelques éléments de chronologie, pour qu’il puisse aussi s’y retrouver. Enfin, il veut une vraie communication, et pas quelque chose sans réciprocité.
Il a d'ailleurs une bonne mémoire, il raconte bien, il raconte les détails mais pas seulement, il sait bien expliquer, il se souvient bien, surtout de sa vie ancienne, de sa vie la plus palpitante, de ses aventures extraordinaires. Celui ou celle qui l'écoute doit comprendre comment ranger les data, et ne surtout pas l'accompagner dans les chemins de traverse qu'il a emprunté avec trop de facilité.
Pedro ne divague pas, il n’hallucine pas non plus, il a tendance à suivre un fil, puis un autre et à ne pas finir son histoire. Je le trouve très bénéfique pour moi, qui l'écoute, car je pense qu’il a raison, et qu'il m'apprend à mieux écouter : ses digressions m’obligent à bien suivre ce qu’il dit, à être attentive, à prendre des précautions pour ne pas l’embrouiller plus encore. Je dois le ramener sur la piste que nous avons choisie ensemble au début de la conversation, reprendre certains morceaux et les « recoller » comme on recollerait un vase, un vase antique, plein de dessins passionnants. Il faut jouer au puzzle avec Pedro, trouver les éclats qui s'emboitent, éloigner les intrus de l'expression, parfois compléter un élément, remplacer un mot. Mais à quoi servirait de communiquer si c’était pour ne pas bien « recevoir », pour ne pas être présent dans la communication à l'autre ?
C’est très fréquent, je le sais bien, de ne pas vraiment écouter ce que disent les gens, et c’est reposant de se mettre en pilotage automatique en pensant à autre chose, surtout quand on n’a pas envie d’entendre, et que ce qui est dit nous barbe profondément. Pedro me contraint (sans qu’il ne formule aucune demande en ce sens) à être active : il ne peut pas me révéler tous les dessins gravés dans son histoire si je ne l’aide pas à recoller les « tessons » de sa mémoire.
Pedro raconte sa vie, il a eu une vie d’aventurier, de bâtisseur, d’inventeur, de promoteur, d’entrepreneur. Il a vécu au Venezuela, avant l’arrivée de Chavez, mais sous la dictature. Il a eu des idées géniales, il s’est intéressé à l’art précolombien, il a collectionné les céramiques anciennes, il a fait creuser des tombes inca, maya, toltèques, ou zapotèques, je ne pourrais pas bien préciser, il a vendu des poteries, des colliers en or, des masques, des boites d’allumettes, il a construit des maisons, installé des détecteurs incendie, il a négocié avec des truands, des douaniers, des flics, il s’est fait massacrer à plusieurs reprises, il a failli être emporté dans des courants violents, il a traversé des check-points super dangereux, armé jusqu’aux dents, en graissant la patte à tous les « copains »…Bref, il a risqué, il a tenté, il a osé. Et il a réussit.
Côté femmes, c’est pareil, il s’est marié à une Vénézuélienne, et il a des enfants qui sont restés dans la pampa, des enfants « réguliers » et des enfants hors mariage, des enfants indiens, des enfants de toutes origines, des enfants qu’il a d’ailleurs peu côtoyés, trop absorbé qu’il était par sa vie de travail et d’action, par ses entreprises successives, par ses engagements culturels et marchands.
Et aujourd’hui ? Je lui demande ce qui lui manque le plus, maintenant qu’il a tout vécu (mais aussi beaucoup perdu, comme nous tous)?.
Et mon aventurier, qui a tout surmonté, triomphé des pires circonstances, qui a encore l’espoir de remonter des entreprises (faire de la bière avec l’eau des Pôles, ramasser des branches de santal oubliées dans les forêts amazoniennes, faire une BD, orner des portes en bois avec des dessins de son cru, à base de tabac…) , lui à qui il ne manque, à première vue que de retrouver le calme de ses mains, lui, Pedro, me confie :
« J’aimerais qu’une femme soit près de moi, juste pour un moment, juste pour une caresse ».
Je le quitte, je tourne les talons, je pleure.