(ceci est une fiction)
Lettre citée in extenso....
"Mes chers voisins,
Voilà l’équinoxe, les vendanges battent leur plein, ici, à la campagne. Les soirées fraichissent, les matins inaugurent des températures à un chiffre et les champs se parent d’un voile de brume. On allume déjà l’âtre.
C’était dimanche l’ouverture de la chasse, je ne suis pas chasseur, mais je n’ai pas entendu un seul coup de fusil. Les petites bêtes pourraient dormir tranquille ; s’il y avait encore du gibier. Il n’y a même plus assez d’insectes.
Quand je parle de vendanges, je me souviens des vendanges du temps jadis, des filles et des garçons qui chantaient dans les rangs de vigne, hotte au dos. A la place, on voit une grosse machine pilotée par un seul homme, et qui, enfourchée sur les ceps, vous ramasse les grains, qu’ils soient mûrs ou pas, les feuilles et les bois, et tout ça est à moitié arraché, et va se vider dans d’énormes bennes au moyen d’un tapis roulant. Un « nez de fruits rouges », qu'ils expliquent ensuite sur les étiquettes. Ces engins n’ont aucun amour du travail de la vigne, tout est fait au plus pressé, au plus rentable. Il a fallu que je me pousse, pour laisser passer ces machines, c’est vous dire.
Je vais bientôt rentrer à la ville, et avant, je vous adresse cette carte postale. C’est la première saison que je passe ici sans ma Simone. Tout seul, le séjour est bien triste et je n’ai pas grand-chose à conter. Des maisons alentours où vivaient naguère des amis, sont désertes, à vendre ou alors occupées par des gens qui ne me voient même pas. Tous les voisins sont morts, ou partis.
L’année dernière, nous n’étions pas venus, Simone avait besoin de moi et nous sommes restés à fréquenter les hôpitaux, et les médecins. Si bien, qu’après deux années, la propriété avait changé. L’herbe avait tout envahi, et les orties et les chardons, ronces, liserons, lierres…Impressionnant et déroutant : la nature reprend tous ses droits, et elle s’étend de manière anarchique. Il fallait se frayer un chemin pour entrer. Et comme je marche avec ma canne, j’ai demandé à mon jardinier d’élaguer.
Il sait tout faire, il a remis en état la mare aux poissons, il a coupé la vigne vierge, déraciné les mousses, arraché les lianes. Il y avait même des salissures sur les pignons qu’un coup de karsher a fait disparaitre.
Moi je suis venu cette année pour mettre la propriété en vente. Aucun de nos enfants n’a de plaisir à passer du temps dans cette luxuriante région. Mais toute la maison me rappelle Simone, et son absence me pèse. Nous avions choisi chacun des meubles, un par un, et ils sont toujours magnifiques.
Nous avions planté des arbres, parce qu’à l’origine, il n’y avait ici qu’un champ de blé. Mais depuis 60 ans, la végétation a tellement poussé, les arbres étouffent la maison, m’a-t-on dit. Il faut abattre les plus gros, les tilleuls, les saules pleureurs, les peupliers, les lilas même, et les vieux cerisiers.
Et puis, les garder serait dangereux, certains penchent trop sur la maison, un coup de vent pourrait les faire chuter sur les tuiles et endommager la toiture. C’est triste à pleurer de devoir nettoyer ce que nous avions tellement soigné, tellement chéri, et pour quoi nous nous sommes dépensés, sans compter.
A ce propos, j’ai mis beaucoup de temps, mais aussi beaucoup d’argent dans cette propriété. Aujourd’hui, on m’affirme que notre maison ne serait plus aux « normes ». Il faudrait tout remplacer : l’électricité, la fosse, et même les fenêtres en bois. Il faudrait que mes fenêtres soient en PVC !
Quant à nos belles affaires, c’est pareil. Les brocantes et vide greniers regorgent d’objets semblables aux nôtres, qui ne partent pas, malgré des prix très bas. Ce n’est plus la mode, pourtant je vois se vendre des choses moins belles, mais qui sont plus dans le goût du moment. La vaisselle, ce serait bien qu’elle soit d’une autre époque que celle qui nous avait séduits, les bibelots aussi, les éléments de décoration. Bref, tout ce que nous avions choisi avec tellement de soin semble frappé d’indignité.
Liquider tout ça me fend le cœur. Même à vil prix, c’est déjà difficile, alors s’il faut tout déposer à la déchetterie, vous imaginez comment cela me sape le moral.
Je vais rentrer bientôt. Il y a juste deux ans Simone fermait la maison, en emportant, roulées dans un papier journal, les dernières roses de la saison. Elle n’a plus jamais pu en cueillir de nouvelles, elle n’a plus revu ses rosiers. C’est pourquoi je dépose toujours, devant sa photo, la plus belle rose du jardin, que je change régulièrement.
Je marche difficilement, j’ai mal aux reins. Mais le traitement pour le cœur semble fonctionner. J’ai un kiné aveugle qui est très efficace.
Je sors peu, ou alors pour faire les courses. J’aime bien aller au petit supermarché, voir les étalages, les couleurs, les lumières. Mais je suis très lent, et, de plus, je n’ai pas de grands besoins. Je n’achète pas grand-chose. Et je ne cuisine pas, non pas que je n’aime pas, mais parce que je ne peux pas cuisiner pour moi tout seul. Je m’attarde dans les rayons de la superette, je vois bien que je gêne avec ma béquille quand il y a du monde. Les gens se demandent pourquoi je viens aux heures d’affluence alors que j’ai tout mon temps. Et qu’au final je repars avec très peu de courses.
Il y a des fêtes dans le coin, mais c’est du pareil au même, et nous avons déjà tout vu Simone et moi.
Je suis quand même allé au "salon du livre de village" que nous n’avions jamais manqué, ensemble. Belle manifestation, beaucoup de visiteurs et des kilomètres à piétiner sous une chaleur de plomb. J’ai tenu le coup, c'est une performance .
Ulysse est mort, il avait déjà 19 ans, ce qui est très vieux pour un grand chien. Il a passé ses derniers instants ici à la campagne, sous nos grands arbres, dans ce décor de conte de fées que j’ai bien du mal à abandonner.
Mes chers voisins, j’espère ne pas vous avoir trop ennuyé avec mon bavardage. Je forme des vœux pour que cet automne soit doux et agréable pour vous, et je vous adresse un chaleureux « Au revoir ».
N’hésitez pas à donner de vos nouvelles.
Jean Charles"
Lettre trouvée non loin du corps de Jean Charles, 93 ans...